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versatile auteur de Lutèce célèbre la parenté de l’esprit allemand et de l’esprit juif, tous deux uniques, par la moralité, par la profondeur de la pensée et le sérieux du sentiment[1]. Un Israélite anglais ne serait-il pas encore mieux venu à dire que le Juif se rapproche de l’Anglo-Saxon par son esprit pratique et son esprit d’entreprise, par son ardeur contenue, son énergie, sa ténacité ? Le Juif d’Italie découvrirait aisément des affinités entre le génie italien et la finesse, la fécondité en ressources, la dextérité d’Israël. Et ainsi de suite en tout pays, même en Russie, où la participation de certains Hébreux à la propagande nihiliste pourrait servir de preuve à la parenté du Juif et du Slave. C’est un jeu d’esprit auquel il est facile de se divertir[2]. Qu’en conclure, sinon qu’il y a toujours quelque artifice dans les rapprochemens de ce genre, et que, de leur passage à travers tous les climats et de leur contact avec toutes les civilisations, les Juifs ont gardé une étrange plasticité qui les rend partout assimilables à leurs compatriotes de souche aryenne.

Inutile, après cela, d’insister sur la rapidité avec laquelle le Juif, l’Israélite cultivé surtout, se nationalise dans chaque pays. Mais en devenant Français, Allemand, Anglais, Américain, il garde parfois, à son insu, quelque chose des pays où vécurent ses ancêtres. Je ne dirai point qu’il demeure plus ou moins cosmopolite, le petit nombre seul est cosmopolite ; mais il est, moins que nous, exclusivement national ; il a plus d’ouvertures sur le dehors. Les langes traditionnels de préjugés nationaux dont chaque peuple est comme emmailloté, le Juif a moins de mal à s’en défaire. C’est là souvent son originalité et sa supériorité. L’Israélite cultivé arrive plus aisément que nous à voir son pays du dedans et à la fois du dehors. Il en sent le génie national comme un indigène, et il le juge comme un étranger. Par là Israël reste toujours propre à servir d’intermédiaire entre les divers peuples, à les rapprocher les uns des autres, à les expliquer les uns aux autres. C’est ainsi que Heine et Borne ont jeté par-dessus le Rhin, entre l’esprit français et l’esprit allemand, un pont aujourd’hui en ruines. C’est ainsi encore qu’une mince juiverie du Danemark nous a donné un critique comme G. Bran des, l’homme de l’Europe peut-être qui a le mieux pénétré le génie des diverses littératures.

Nous avons beau battre tous les buissons, impossible de découvrir

  1. Heine, Shakspeare’s Mädchen und Frauen.
  2. Quelques érudits s’y sont laissé prendre et ont cru découvrir là un argument en faveur de l’origine hébraïque de telle ou telle nation chrétienne. Chez quel peuple ne s’est-on pas flatté de retrouver les dix tribus d’Israël ? Entre les innombrables essais de ce genre, je citerai le suivant, dont le titre par le assez : Anglo-Israël and the Jewish problem. The ten lost tribes of Israël found and identified in the Anglo-Saxon Race, by Th. Robling Howlett, B. A. ; Philadelphia, Spangler, 1892.