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Jérusalem, que la vision de l’Orient flotte encore dans nos yeux, que les voix de l’Orient nous tintent encore aux oreilles. Quand nous avons vingt ans et le loisir de rêver, il y a des palmiers dans nos rêves, — plus de palmiers peut-être qu’il n’y en a jamais eu dans la Palestine. De fait, nous ne sommes plus guère Orientaux qu’en tant que nous nous figurons l’être. Comme celui de Disraeli, l’auteur de Tancrède, notre orientalisme est un orientalisme de tête, qui ressemble fort à celui d’un pasteur anglais nourri de métaphores bibliques. »

Un trait fréquent chez les écrivains juifs, c’est l’ironie ; la plupart en ont un grain. On pourrait dire que cela remonte loin chez Israël, jusqu’à cette terrible ironie des prophètes d’une âpreté parfois féroce. Mais ce penchant leur vient-il de Juda et d’Éphraïm, ou de leurs pères de la rue aux Juifs ? Plutôt de ces derniers, croyons-nous, de leurs humiliations, de leurs souffrances. C’est encore un fruit de la persécution, une acre fleur d’amertume éclose sur les eaux saumâtres des rancunes séculaires. Prend-elle parfois, cette ironie, quelque chose de satanique, cela vient de l’enfer du ghetto et de la longue damnation de la Judengasse ; ou bien, c’est le juif baptisé qui, avec Heine, se venge sur Dieu et sur la société chrétienne de l’opprobre du baptême forcé[1]. Opprimés ou disgraciés, l’ironie, la raillerie, le sarcasme, ont toujours été l’arme des faibles. On connaît l’esprit caustique des bossus, et le judaïsme a été, durant des siècles, comme une difformité. L’ironie du Juif n’a du reste rien épargné ; il s’est moqué de lui-même comme du reste. Les chrétiens n’ont guère plus mal parlé des Juifs que les Juifs eux-mêmes. En cela, ils nous ressemblent à nous Français, et ce n’est peut-être point leur seule ressemblance avec nous.

N’y a-t-il pas, par certains côtés, par la souplesse légère de l’esprit, par une sorte de désinvolture intellectuelle, une secrète affinité entre l’esprit juif et l’esprit français ? Des étrangers l’ont affirmé. Je confesse l’avoir cru jadis. Cela m’expliquait la prompte acclimatation des Juifs sur nos boulevards, et comment, parmi les oracles de nos badauds, il y en a tant de Parisiens importés d’outre-Rhin. Mais non, Israël nous a tout bonnement prouvé par là sa merveilleuse faculté d’adaptation, a Prenez garde, me répondait un Juif alsacien, ce que vous dites du Juif et du Français, d’autres l’ont dit du Juif et de l’Allemand, du Juif et de l’Anglo-Saxon. Pour apercevoir des ressemblances différentes, il suffit de changer de place ou de changer de jour, » Je me rappelai en effet certaines pages de Heine où le

  1. Il s’en faut, du reste, que l’ironie juive ait toujours ce fiel diabolique. Loin de là, témoin Disraeli, Lud. Halévy et plus d’un écrivain français. En Allemagne, comme représentant de l’ironie enjouée, on peut citer David Kalisch (1820-1872), le populaire auteur de la Posse berlinoise et le fondateur du Kladderadatsch, de Berlin.