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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/798

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ainsi le veut la tradition ou la légende. Prend-on le roman, la Juive, ange de pureté ou courtisane, garde sa beauté fascinatrice ; le Juif cesse d’être un type de convention. Avec le Nucingen de Balzac, ou le Samuel Brohl de Cherbuliez, il redevient un être vivant ; chose inattendue, il se transforme souvent en personnage idéal. Ainsi, naturellement, chez les écrivains issus d’Israël, Heine, Disraeli, Heyse, Lindau, Fanny Lewald, Auerbach, Kompert ; mais pareille métamorphose s’est faite chez plus d’un auteur chrétien, et jusque sur le théâtre, là où il était le plus difficile de la faire accepter. Lessing n’est pas le seul qui ait osé nous montrer un Juif érigé en modèle de vertu. À son Nathan der Weise, raisonneur verbeux, nimbé d’une froide auréole de sagesse, je préfère le Daniel de la Femme de Claude, un Juif idéaliste, plus vrai que ne l’a cru la badauderie parisienne ; je l’ai moi-même rencontré, mais plus loin, là-bas, vers l’Est. Le Daniel de M. Alexandre Dumas a fait souche ; de lui semble être sorti le Mordecaï, le néoprophète de Daniel Deronda[1]. Selon l’observation de Valbert[2], Eliot a dépeint, avec une visible sympathie, trois ou quatre types de Juifs. Il est vrai qu’Eliot écrivait sous l’influence de Lewes, et que Lewes passe pour israélite. Cela a été contesté ; mais si Lewes était Juif, comment un Juif a-t-il su inspirer un sentiment aussi profond à une femme aussi noble que miss Evans ? Vers la même époque, un des poètes attitrés de l’idéalisme anglais, Robert Browning, dans son Rahbi Ben Ezra, mettait sur les lèvres d’un rabbin sa haute conception de la vieillesse pareille à une aurore. Si peu romanesque que semble le Juif, Eliot n’a pas été seul à faire de lui un héros de roman. Sa vie même en a parfois fourni l’étoffe. Ferdinand Lassalle, par exemple, a inspiré trois ou quatre romanciers anglais ou allemands. Jusqu’aux naturalistes, qui se sont aperçus que l’homme d’argent n’était pas tout Israël. M. Zola, qui se pique parfois de symbolisme, a opposé, dans l’Argent, au banquier, roi de la Bourse, un petit Juif poitrinaire, qui agonise en rêvant de rénovation sociale. Ce Sigismond n’est pas une invention de Zola ; c’en est encore un que j’ai connu. En Pologne même, dans le pays où ils ont été le plus abaissés, poètes et romanciers nous ont plus d’une fois représenté des Juifs de caractère noble, épris de causes généreuses. Ainsi le Jankiel de Mickiewicz, ainsi le Jacob de Kraszewski, ainsi le Meyer Ezofowicz d’Élise Orzeszc. Quant aux Juives, notre galanterie ou notre fragilité aryenne, a toujours été indulgente à leurs yeux de velours aux longs cils. Je

  1. La remarque est, je crois, de M. E. Montégut, Écrivains modernes de l’Angleterre, 1re série, G. Eliot.
  2. G. Valbert, Hommes et choses d’Allemagne.