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ne sais si, pour elles, il est des antisémites. De la Rebecca d’Ivanhoë à la Rebecca de la Femme de Claude à la Sarah de Don Juan d’Autriche à la Fanny Hafner de Cosmopolis, pourquoi tant d’écrivains de toute race sont-ils allés, comme M. Alexandre Dumas, incarner « dans la fille des éternels persécutés » la grâce et la pureté de la femme ? C’est un lis pourtant qui ne croît guère sur le fumier.

Mais qu’importent la fiction et les ombres vaines nées du cerveau des poètes. Est-ce seulement dans le roman qu’un juif puisse se montrer désintéressé ? Circoncis ou baptisés, n’en est-il point, sous le firmament de Jéhovah, qui nous aient prouvé que, malgré son long abaissement, la race de Jacob n’était point encore fermée à tout idéal ? j’en pourrais, pour ma part, citer plusieurs, en France même, parmi les vivans et parmi les morts. Qu’est-ce, par exemple, qu’un écrivain tel que James Darmesteter, si ce n’est un idéaliste ? Et qu’était un homme comme Gustave d’Eichthal, un de ces rares vieillards, demeurés fidèles au large idéal de leur jeunesse ? Nous avons, à l’Académie des sciences morales, un octogénaire qui, chaque fois que Dieu ou l’âme sont en cause, les défend avec les accens d’un prophète ; c’est un israélite qui a appris à lire dans le Talmud. Il devait bien avoir un grain d’idéalisme, ce Juif levantin, Franchetti, qui, à l’heure de nos désastres, vint se faire tuer pour la France sur les collines de la Seine ; ou cette Juive française, Mme Coralie Cahen, qui, au plus fort de l’hiver, traversait les lignes allemandes pour aller consoler nos prisonniers dans les forteresses de la Prusse. Veut-on s’en tenir à l’histoire, ils ne sont pas impossibles à découvrir, les Juifs anciens ou modernes, orthodoxes ou hérétiques, qui ont su réaliser dans leur vie ce type du sage ou du juste demeuré, à travers les âges, l’idéal d’Israël. Cet idéal, défiguré chez leurs tzadigs par la superstition des Hassidim, Jehuda Halevy et les grands rabbins du moyen âge, et Spinoza et Moïse Mendelssohn et Montefiore en ont laissé des types immortels. Le Juif, avec la grâce du Christ, ne paraît même pas incapable de s’élever jusqu’à la sainteté. J’en sais au moins un — ô scandale ! — En passe d’être officiellement reconnu comme saint et déjà admis aux honneurs de nos autels, le vénérable Libermann, fondateur de la Congrégation des missionnaires du Saint-Esprit[1]. Les églises réformées, qui n’osent point

  1. C’est, croyons-nous, la première fois qu’un descendant d’Israël est l’objet d’un procès de canonisation. Bien que les Juifs qui se font baptiser n’appartiennent pas toujours à l’élite du judaïsme, plus d’un s’est distingué, dans le clergé protestant ou catholique, par ses vertus et par ses œuvres. Ainsi naguère, en France, les deux pères Ratisbonne, l’un fondateur de la congrégation de Notre-Dame de Sion, l’autre converti à Rome par une apparition de la Vierge, dont le souvenir attire de nombreux fidèles à l’église Sant’ Andréa delle Fratte. — Ainsi, aujourd’hui encore, les deux frères Lemann, tous deux prêtres, tous deux connus pour leur zèle apostolique. Certains antisémites, qui se croient plus sages que Rome, n’en conseillent pas moins à l’Église de reprendre les usages de l’inquisition espagnole et de n’admettre les hommes de race juive au sacerdoce qu’après plusieurs générations de baptisés.