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ce qui complétait Diderot, c’est-à-dire ses éclairs de génie et son étonnante faculté d’invention. Par-dessus la rhétorique d’après Diderot, mettez celle du romantisme, avec son emphase, son goût de l’image et ses effusions lyriques, vous aurez le genre littéraire que l’on a pris longtemps en France pour la critique d’art et qui, malheureusement, n’est pas encore épuisé.

Pour guider les artistes et le public, la critique d’art devrait être toute autre chose. Dans un tableau, la seule littérature ne peut juger que deux élémens, qui n’y entrent que pour une part ou qui même peuvent en être absens, les intentions littéraires et le sujet. Les intentions littéraires, c’est ce que le peintre a voulu montrer d’émotion ou d’esprit ; le sujet, c’est la conception intellectuelle d’une scène ou d’un fait, propres peut-être à être traduits en peinture, mais qui, avec le procédé littéraire, naissent dans l’intelligence de l’artiste avant de se présenter devant son œil. Or un sujet n’existe, en peinture ou en sculpture, que lorsqu’il s’impose de manière visible, lorsqu’il appelle nécessairement certains aspects de forme et certaines combinaisons de couleurs. C’est donc la faculté de combiner des couleurs et d’imaginer des formes, qui constitue l’artiste. La touche et le faire sont tellement indispensables à l’exercice de cette faculté qu’un artiste ne mérite son nom que lorsqu’il possède, au point de vue de son métier, une originalité propre, dont l’excellence ou la distinction s’appellent talent ou génie. L’École française a souvent méconnu cette nécessité. Tels de nos peintres et de nos sculpteurs, d’intelligence distinguée, mais de pratique insuffisante, ont pu multiplier tableaux et statues, attirer la foule, arriver à la gloire sans être autre chose que des dramaturges, des historiens ou de simples anecdotiers. C’est ici la rançon de ces qualités nationales qui procuraient par ailleurs à notre littérature de rares mérites : sens dramatique, ordonnance logique de la composition, esprit, agrément, clarté. Aussi sensible à ces qualités que nos artistes, le public ne poussait que trop peintres et sculpteurs dans la voie de la recherche littéraire ; il se pressait aux expositions annuelles devant les tableaux émouvans ou spirituels, mais il demeurait indifférent aux qualités d’exécution, c’est-à-dire aux moyens par lesquels une idée ou un sentiment s’incarnent dans des êtres visibles, ou plutôt, — car ceci tient encore de trop près à la seule mise en scène, — à la manière dont la couleur et la forme traduisent la nature et la vie.

Un critique français avait naturellement les mêmes tendances que les artistes et le public de son pays. S’il était, par surcroît, grand remueur d’idées, grand inventeur de scènes, et capable d’exercer une action puissante, il devait, comme Diderot, égarer le goût des artistes et celui du public. C’est ce qui arriva. L’art,