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l’essence est la même, mais qui ne s’atteignent pas avec les mêmes moyens, ils les manquent tous deux, s’ils les visent en même temps ? Aussi l’indécision naturelle de Thoré, qui lui a nui dans la recherche d’un idéal politique, l’a-t-elle plutôt servi dans sa critique d’art. Se contre-disant en toute tranquillité, homme de sentiment plus que de raisonnement, il peut divaguer en de longues pages sur le but de l’art : devant une belle œuvre, la justesse de son goût le ramène vite à l’unique et simple appréciation de ce qu’il voit. Alors il juge bien et, souvent, en bons termes.

Il y a d’autant plus de mérite qu’il avait commencé par se régler sur un modèle dangereux, Diderot, et par adopter la rhétorique du romantisme. Lorsque les Salons de Diderot avaient paru[1], le romantisme s’était empressé de les adopter, car il y reconnaissait nombre de ses goûts et de ses thèmes favoris. Ainsi, un grand écrivain apportait tout fait à la nouvelle école, avec des principes et une méthode, un genre qu’elle n’aurait pas créé elle même plus conforme à ses besoins. Le romantisme, c’était l’expansion du sentiment personnel, l’amour de la couleur, la prétention à la philosophie. Il y avait tout cela dans Diderot, avec une abondance de formules heureuses, de morceaux brillans, de pointes hardies dans toutes les directions de la pensée. Malheureusement, il y avait aussi une erreur initiale, qui, après avoir égaré Diderot, a dévié pour longtemps la critique d’art dans notre pays. La littérature et l’art diffèrent comme principes et moyen d’expression ; l’un est le domaine des formes, l’autre celui des idées. Tel sujet, éminemment littéraire, n’est pas du tout artistique et réciproquement ; très souvent, d’un beau morceau de poésie ou de prose, un bon peintre ne tirera qu’un mauvais tableau et, d’un beau tableau, un littérateur de talent ne tirera qu’une page médiocre. Pourtant, Diderot appliquait à l’art un genre d’appréciation uniquement littéraire, c’est-à-dire philosophique, morale, sentimentale, etc., mais nullement artistique. Dès que, dans un tableau ou une statue, il ne trouvait pas matière à littérature, il les condamnait. C’était, en outre, un écrivain aussi dangereux que facile à imiter. Expansif, fécond en apostrophes, prompt aux larmes, aux sentences, aux digressions, il traitait la critique d’art comme toutes choses, avec les diverses formes de sa sensibilité. Tout cela peut se tourner en procédés, et l’on cède d’autant plus volontiers à la tentation de s’en servir, que ses meilleures pages semblent le résultat de ces procédés. Ce qui est moins facile, c’est d’y joindre

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1880, les Salons de Diderot, par M. F. Brunetière ; c’est la première étude vraiment critique qui ait été faite de ce livre fameux, plus souvent exalté que jugé.