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que les dépendances du son qu’ils resserrent ou qu’ils précipitent, avec sa variété infinie du haut en bas de la gamme, avec ses dégradations et ses demi-teintes, ses majeurs et ses mineurs, ses dièzes et ses bémols. En peinture, on opère sur la couleur, dont les lignes, ou ce qu’on appelle le dessin, ne sont aussi qu’une dépendance, sans existence propre et distincte de la couleur… Les lignes ou le dessin ne servent qu’à contenir la couleur, à en déterminer les harmonies. On pourrait même dire que la ligne est une abstraction en peinture, qu’elle n’existe pas ; mais on la suppose entre deux couleurs différentes, comme on la suppose entre les corps dans la nature. Est-ce qu’il y a, le long de votre front, de votre nez et de votre menton, une ligne qui arrête votre profil ? Ce qui domine votre profil, c’est la couleur qui différencie de tout l’entourage extérieur votre tête placée dans une certaine attitude et sous une certaine lumière. La preuve qu’il n’y a point de ligne, c’est que votre profil change même de charpente sous des lumières différentes. La préoccupation exclusive de la ligne, substituée à la passion de la ligne et de la couleur, c’est l’anéantissement de toute peinture et de toute poésie.


Tout cela n’est pas également juste. On peut répondre que, si la peinture, comme le reconnaît Thoré, est une convention, la ligne est une hypothèse aussi nécessaire pour le peintre que pour le géomètre. Il a raison de dire que la peinture n’existe qu’avec la couleur ; mais, sans la ligne, la couleur n’est qu’une tache. C’est la ligne qui donne un sens à la couleur. Si l’on nie la ligne dans la nature, on ne peut pas la nier dans le dessin, qui, outre qu’il a son existence propre, sera toujours le soutien intérieur de la peinture, comme le squelette est celui du corps humain. Mais, sous cette réserve, Thoré a raison de dire que, si le dessin, selon le mot fameux, est « la probité de l’art, » la couleur en est la vie.


II.

N’eût-il que ce sentiment vrai de la peinture, ces connaissances techniques et l’aptitude à les traduire en langue intelligible, Thoré serait déjà un critique original. Il a de plus une notion élevée de l’art et de ses lois, le sens des groupemens et des classifications, en un mot, cette aptitude aux idées générales, sans laquelle un critique, comme tout écrivain, n’est qu’un homme de second ordre. Progressiste, il voudrait que, dans les sociétés contemporaines, l’art fût une forme de la civilisation dont tous pussent profiter, et, comme au temps des cités grecques, la parure de la vie journalière, la joie des plus humbles comme des plus grands. Aussi déplore-t-il le caractère aristocratique qu’il a