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celui qui consiste à « faire des imaginations originales à propos des images vulgaires qui tapissent le Salon. »

Ce défaut, Thoré le relève en toute occasion. Il ne craint pas l’allusion directe, ainsi à Paul de Saint-Victor ; c’est lui certainement qu’il désigne en parlant du critique, qui, à propos d’un sphinx ou d’un Œdipe, s’épanche en digressions « sur l’Orient et sur la mythologie, sur Sophocle et sur les sculpteurs grecs, sur l’histoire et sur la fable, sur la morale et sur l’esthétique, sur la civilisation d’autrefois et sur celle d’aujourd’hui. » Plus directement encore il vise Castagnary, lorsque, à propos d’un tableau sur l’insurrection de Pologne, il raille doucement ce « terrible plaidoyer contre les répressions violentes, que la critique du Siècle ne manquera pas de traduire en prose. « Il sait aussi rendre justice à ses confrères par la simple mention de leurs défauts et de leurs qualités ; ainsi à Gustave Planche, le théoricien dogmatique, qui « distinguait dans la création d’une œuvre d’art trois élémens essentiels : la nature, la tradition historique, et l’inspiration de l’artiste, » mais dont la tendance était de « sacrifier beaucoup la nature, et un peu le génie, à la tradition ; » ainsi à Théophile Gautier, le littérateur descriptif, qui « tenait purement et instinctivement pour l’imitation de la nature. » Thoré, lui, pense avec raison que « les deux premiers termes de la triade de Gustave Planche, indispensables assurément pour la création d’un chef-d’œuvre, sont néanmoins subordonnés à la virtualité intérieure de l’artiste, » et il n’admet pas, avec Gautier, que l’artiste ne soit « qu’un daguerréotype très clair et très brillant. » En général, il s’efforce surtout de marquer le défaut d’adaptation de la critique aux moyens propres de l’art : « En France, dit-il, le public est et a toujours été très littéraire ; on peut s’en rapporter à lui pour juger une pièce de théâtre. Mais en matière d’art, la foule n’improvise plus ses grands juges du paradis. Aux Salons périodiques, au Louvre, dans les galeries d’art, elle n’est pas à l’aise. S’il y a une spécialité de la connaissance humaine où l’éducation soit nécessaire, c’est l’art, et très particulièrement la peinture. La critique devrait donc s’attacher à faire l’éducation artistique des lecteurs de journaux, au lieu de s’amuser aux tirades à longs adjectifs. » Le désir de faire cette éducation s’accuse toujours chez Thoré ; j’ai déjà signalé, dans la première partie de sa carrière, les nombreux passages qui prouvent, avec sa compétence, le talent de la mettre en termes simples et clairs à la portée du public ; ils ne sont pas moins nombreux dans la seconde.

Il préfère donc l’intérêt de ses lecteurs au désir de plaire à ses confrères ; quant à l’École et aux artistes français, il les traite avec la même sincérité. On ne trouve pas chez lui ces