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affirmations de la supériorité nationale en toutes choses et notamment en matière d’art, qui expriment souvent une vérité, mais qui, souvent aussi, pure illusion de patriotisme, nous rendent ridicules par l’étalage de notre ignorance et la naïveté de notre infatuation. Il a l’avantage rare chez nous de bien connaître l’étranger et de nous comparer en connaissance de cause ; à ce point de vue, le long éloignement où il a vécu de la France, et qui lui est parfois une gêne, lui devient une supériorité marquée. Il ne faut pas attacher trop d’importance à ses déclarations de cosmopolitisme, qui, à les prendre au pied de la lettre, feraient suspecter son patriotisme : c’est un effet de la rancune trop naturelle chez les proscrits. Il a beau dire : « Il n’y a plus d’étrangers. Nous sommes tous compatriotes. La patrie, c’est l’idée. Ubi veritasy ibi patria. » Il oublie, en parlant de la sorte, que la question a été résolue par une crise autrement sérieuse que la répression des journées de juin : depuis la Révolution française, c’est toujours une faute, souvent un crime, de se séparer volontairement de sa patrie, quels que puissent être ses torts. Ce qui ramène cette déclaration de Thoré à l’importance d’une simple boutade, c’est l’amour persistant qu’il montre en toute circonstance pour l’art français, jusque dans ses plaintes et ses regrets. Il dira tout à l’heure que le romantisme a fini son temps ; il n’en conserve pas moins l’admiration de cette époque généreuse. Au moment où d’autres la rendent responsable d’un abaissement de l’art, il déclare qu’elle a élevé très haut l’École française et que des gloires nouvelles ne l’ont pas encore remplacée. Il écrivait dès les premières lignes de son premier Salon : « la double pléiade, littéraire et artiste, a presque disparu. Et, phénomène bizarre chez un peuple aussi vivace que le peuple français, il ne surgit plus de nouveaux talens, ni dans les lettres, ni dans les arts. » C’était excessif, à cette date de 1861, qui, dans les lettres, avait déjà vu M. Alexandre Dumas fils, M. Taine et Gustave Flaubert, et, dans les arts, tous ceux dont Thoré lui-même commence la revue. Ce qui est plus juste, c’est, malgré les professions de foi très assurées qu’il entend, de constater l’anarchie qui devient de plus en plus une manière d’être pour l’art contemporain : « l’école française, dit-il, n’est plus religieuse ni philosophique, point historique, ni poétique ; elle manque à la fois de vieille tradition et de jeune imagination ; elle n’a pas plus de franche idéalité que de naturalisme sincère. Elle ne représente ni l’humanité de tous les temps, ni la société contemporaine. » Il dirait entièrement vrai, s’il ajoutait que de tout cela, religion et philosophie, histoire et poésie, tradition et invention, idéal et naturalisme, il y avait un peu, dans l’École française, mais que rien ne dominait. En revanche, vers 1865, la constatation suivante était à peu près