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se cacher derrière leurs murs de grosses pierres, emportant des armes, des jeunes filles, du métal précieux. D’autres peuples sont venus, et, pendant des siècles, les mêmes habitudes de pillage et de crainte ont persisté. En 1825, lorsque Capo d’Istria voulut, au péril de sa vie, mettre un peu d’ordre dans le chaos de la politique grecque, les capitaines des ports se changeaient en corsaires, dès que le ϰυϐερνήτης (gouverneur), imposé par les puissances européennes, avait le dos tourné. Après tout, les Grecs n’ont pas eu trop à se plaindre de cette sauvagerie séculaire, puisqu’elle leur a permis de narguer, du fond de leurs mouillages bien abrités, les frégates de Hassan l’Algérien et d’Ali le Noir. Si l’habitude héréditaire d’écumer les côtes de la Morée et des Cyclades n’avait façonné, de longue date, l’âme et le corps des aventuriers de la mer, jamais les primats d’Hydra et de Spezzia n’auraient pu armer en guerre les goélettes de Sachtouris, de la Bouboulina, de Iakovaki Tombazis, et le brûlot de Canaris… Mais tous ceux qui ne sont pas Grecs ont le droit de bénir la vapeur et la division navale du Levant, qui ont dispersé peu à peu les bricks suspects, et obligé les descendans des pirates illustres à s’embarquer bourgeoisement sur des paquebots.

Le pont, sous la clarté jaune d’une lanterne qui vacille, est peuplé de formes grouillantes. Un pappas est debout, sale, dans une robe râpée, sous une toque crasseuse, d’où sort une tignasse blonde. Sur un monceau de paquets, de matelas et de coffres, deux officiers turcs, assis, les jambes repliées, à la mode de leur pays, fument sans rien dire. L’un des deux a enlevé sa tunique pour prendre le frais.

La Sélêné a drainé sur la côte adriatique, de Trieste à Avlona, tous les villages dalmates, monténégrins et albanais. C’est la saison où beaucoup de montagnards émigrent en Anatolie, où ils deviennent kavas, gardes, koldji de la Régie ottomane, magnifiques portiers des consulats francs. Ils sont assis, ou couchés pêle-mêle le long du bastingage ; ils portent le fez rouge sur leurs têtes rasées, la fustanelle, les tsarouks de cuir souple. Les ceintures qui sanglent leurs fines tailles sont de véritables arsenaux. Quelques-uns ont la petite toque rouge brodée d’or, et les soutaches entrelacées, par lesquelles les beaux garçons se rendent irrésistibles aux belles filles, dans les vallées des montagnes klementines, près des Bouches de Cattaro. Furieusement moustachus, ils sont à la fois effrayans et débonnaires, avec leurs longs poignards, dont ils se servent pour piquer des tranches de pastèques, qu’ils m’offrent gracieusement. Leurs femmes sont près d’eux, embéguinées de voiles blancs, et toutes bariolées de couleurs voyantes. Une d’elles,