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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/849

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Maintenant, dans l’éther limpide, les petites étoiles, par myriades de myriades, scintillent. Un grand voilier passe près de nous, penché sur la vague. On dirait qu’il va nous frôler de ses ailes déployées. Le vent fait gémir ses vergues, et, de la poupe, où remuent des silhouettes noires, un bruit de voix indistinctes vient jusqu’à nous, coupé par le remous des houles et le rythme sourd de la machine. Cette rencontre nocturne d’un paquebot et d’un caïque évoque soudain des visions abolies, tout un passé confus, plein de bizarres contrastes. On pense aux caboteurs des temps très anciens, aux traversées d’une île à l’autre souvent arrêtées par les vents contraires, parfois interminables, toutes pleines de fantômes, d’apparitions mystérieuses et de terreurs paniques. On voit le débarquement des matelots en détresse, échoués dans une terre inconnue, hostile, leurs premiers pas sur la grève déserte, en quête d’un visage humain, les feux de bois sec, allumés dans les rochers pour écarter les bêtes, puis les invocations désespérées aux grands fétiches, Poséidon Secourable, Zeus Sauveur… Ou bien on rêve aux arrivées souriantes, dans les îles d’or, des galères peintes et des matelots chanteurs, à la descente des montagnards, qui viennent à l’échelle, près des criques de marbre, pour interroger les hôtes envoyés par les dieux : « Êtes-vous des marchands ? Êtes-vous des pirates ? Votre patrie est-elle loin d’ici ? » Questions naïves et intéressées, que les insulaires des Cyclades adressent encore à l’étranger qui passe, lorsqu’il accoste, avec ses bagages, à la marine de Naxos et de Tinos. Les Grecs n’ont pas changé. La plus vieille des races est devenue le plus jeune des peuples, sans que le fond du caractère national ait été modifié. Les vieux pilotes en bonnet rouge, qui sont assis, la pipe à la bouche, l’air rusé, patient et moqueur, à l’arrière de leurs caïques, sont superstitieux, bavards, ingénieux comme leurs ancêtres, capables, selon l’occasion, de mériter la gloire par leur héroïsme ou la potence par leurs pirateries.

La mer, qui a recouvert d’oubli tant de désastres, fait revivre, la nuit, des âmes évanouies, pour ceux qui regardent longtemps l’inconstance de l’eau, l’obscure mêlée des lames chuchotantes, où passent des voix éteintes et des reflets morts. Voici que, dans la brume d’un passé presque insaisissable, j’aperçois quelques-unes de ces races mal définies, sur lesquelles la science précise des épigraphistes et des archéologues commence à jeter un faible jour. Les Cariens, rauques et barbares, que l’on entrevoit dans l’Iliade, ces pillards, empanachés de hautes aigrettes, tatoués et effrayans, venaient jusqu’ici. Du haut de leurs citadelles, Kédréai, Palæapolis, Alinda, ils s’abattaient sur ces îles heureuses, et retournaient