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extraordinaires au seigneur français qui daignait le visiter, qu’une affaire urgente l’avait appelé dans un district lointain et qu’en son absence Son Excellence le mufti nous recevrait pour nous donner entière satisfaction.

Le mufti était assis, les jambes croisées, sur un sofa recouvert de calicot blanc, au fond d’une salle claire, point meublée, où d’horribles tapis, venus du Louvre ou du Bon Marché, étalaient ces fleurs sur lesquelles beaucoup de Parisiens, dans leurs villégiatures suburbaines, aiment à reposer leurs pieds. Ce petit satrape à mine chafouine, les yeux clignotans sous d’énormes lunettes, paraissait accablé par le poids de son turban démesuré. Il aspirait un narghilé placé au milieu de la chambre et dont la fumée blanche allait jusqu’à ses lèvres par un long tuyau qui serpentait sur le tapis ; à chaque bouffée, on entendait, dans la carafe de cristal, le petit gargouillement de l’essence de roses. De sa main gauche, le mufti caressait alternativement son pied et sa barbe grise ; il causait avec trois ou quatre porteurs de fez, nous salua négligemment et fit semblant de ne plus s’apercevoir de notre présence. Kharalambos bouillonnait, et ses pieds frémissaient, menaçans, sur le parquet :

— Ne vous mettez pas en colère, me dit affectueusement l’agent consulaire. Ibrahim est un bon homme. On obtient tout de lui quand on est patient.

Mais Ibrahim continuait sa conversation avec ses voisins. Toutefois, il fit signe à un serviteur, lequel disposa devant nous trois guéridons, avec des cigarettes et trois petites tasses de café. Puis il se retourna vers ses interlocuteurs sans nous adresser la moindre parole.

Agacé, je n’y tins plus. J’affectai de ne toucher ni aux cigarettes, ni au café. J’étendis fort impoliment mes jambes en faisant sonner mes talons sur le plancher ; j’enfonçai mon chapeau sur ma tête le plus que je pus, et suivi par les regards admiratifs de Kharalambos émerveillé, je m’écriai en français, avec un âpre accent, plein de menaces :

— Monsieur l’agent consulaire, je vous prie de vouloir bien dire à Ibrahim que j’ai sur moi un boyourouldou (passeport), qui m’autorise à voyager en Turquie sans être molesté et que j’entends recouvrer sans retard les objets qui m’ont été confisqués arbitrairement.

Je tirai de ma poche un grand papier, sur lequel les scribes du grand-vizir avaient griffonné quelque chose, et je le donnai à un serviteur qui le remit à Ibrahim avec les marques du plus grand respect.

Ibrahim sourit derrière ses lunettes :