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nombre incalculable d’objets en cuir : des courroies, des ceintures, des selles et d’énormes souliers. Hélas ! serait-il vrai que les illusions lointaines sont la grande magie, le sortilège décevant de l’Orient, et que ces pays doivent être vus confusément, dans la perspective lointaine où ils rayonnent, au bout de la nappe d’azur qui secoue, sous le soleil, des reflets aveuglans et des incendies de topazes dansantes ? Quand le kaïkdji nous débarque sur le sable de ces « échelles » tant désirées, la réalité répond parfois très mal à notre espérance. Il faudra bientôt, pour découvrir des terres vierges et rencontrer un peu de couleur locale, remonter jusqu’au Haut-Mékong. Là, peut-être, nous cesserons de retrouver cette imitation des mœurs occidentales, qui est la plus ennuyeuse des parodies et qui tue, presque partout, l’originalité des races. Déjà l’Egypte n’est plus tenable ; les petits Arabes qui vous offrent des ânes pour faire l’excursion des Pyramides ont tous été figurans à l’Exposition et parlent l’argot parisien avec le plus pur accent des boulevards extérieurs. La Syrie, le Liban, la Palestine, sont conquis par l’agence Cook. Quelques Cyclades ignorées ont échappé à l’invasion des belles manières et des confections de l’Europe. Mais il faut, pour y aborder, se résigner à de longues courses à la voile et payer, par de dures abstinences, quelques impressions vraiment rares.

Après tout, pourquoi se plaindre et s’indigner si fort ? Les choses sont bien comme elles sont, et, apparemment, la puissance qui nous mène avait son idée lorsqu’elle a conseillé aux marchands juifs de jeter sur le dos des Levantins et des Asiatiques les « complets))en drap frelaté que fabriquent les tailleurs viennois. On est quelquefois heureux, lorsqu’il faut cédera la nécessité de se vêtir, d’acheter à Smyrne, près du bazar obscur et grouillant, où les chameaux sont agenouillés sur leurs jambes calleuses, des chemises qui ne ressemblent pas tout à fait aux tuniques transparentes du harem et des chaussures d’Occident, moins incommodes que les babouches où les Turcs traînent leur somnolence. Et puis ces contrastes sont amusans, presque bouffons ; ils font rire le raisonneur qui est en nous et lui procurent de longues heures de réflexions gaies. Quelle belle occasion de philosopher sur le caractère essentiellement relatif des choses humaines ! Nous avons, dans nos brumes, sous notre ciel gris, la manie des bibelots venus des pays du soleil. Nous voulons nous asseoir sur des étoffes précieuses, tissées par les femmes d’Anatolie ; nous aimons à rêver dans une vague odeur de sérail, parmi les poignards et les cimeterres, que nous accrochons en panoplies aux tentures de Diarbékir et de Konieh. Dans ce milieu, propice à l’éveil des songes, le bourgeois débonnaire