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cette fête très calme, où l’on dansait des chœurs moroses devant une assemblée qui ne parlait presque pas.

Sior Petro, très connu et très influent à Cardamyle, avait obtenu que le scholarque lui prêtât la grande salle de l’école pour y recevoir ses invités. On avait enlevé les bancs et la chaire, et une bonne odeur de festin sortait déjà par la porte ouverte. Nous étions tous conviés à un somptueux banquet. L’instituteur Diomède Notaras m’expliqua, en grec, que c’était un πιϰ-νίϰ. Ceux qui n’avaient pas contribué de leur argent à ce repas étaient tenus quittes, s’ils voulaient bien se rendre utiles en quelque façon. La gracieuse Marika, un tablier blanc noué autour de sa taille fine, par-dessus sa robe rose, pelait ingénument des tomates. Melpomène avait ôté ses gants : grave comme une déesse, elle agitait, avec une cuiller de bois, une chaudronnée de pilaf, et me pria de lui apporter du sel, du poivre et des boulettes d’agneau. James-Bey aidait, non sans quelque apparence de flirt, la romanesque Francesca Strozzafoli. Je priai Kharalambos de nous donner un coup de main, et il se mit à rincer les verres, d’un air seigneurial.

Nous étions une quarantaine de convives à table. Sior Petro présidait. Toutes les autorités de la communauté grecque de Cardamyle étaient avec nous. Je n’étais pas loin de James Bey, qui causait en français, avec deux fringantes voisines, et je goûtais assez tranquillement le plaisir de vivre, lorsque ma sérénité fut troublée par un coup très imprévu. L’instituteur Diomède Notaras demanda le silence en faisant sonner son couteau sur son verre, et se mit à me porter un toast, avec une faconde désespérément correcte, que n’eussent pas désavouée Thucydide et Xénophon. Que faire ? Ne pas répondre eût été ridicule, surtout chez des gens qui ne comprennent pas que l’on reste court, quand même on n’a rien à dire. Répondre en français eût été à peine courtois, et les trois quarts de l’assistance ne m’auraient pas entendu. Je rassemblai mes esprits ; quelques phrases de journaux, quelques lambeaux de rhétorique, recueillis dans des cérémonies officielles, vinrent fort à propos au secours de mon éloquence. Je me levai, et tâchai de prendre une belle attitude, me rappelant que Démosthène a dit qu’une action bien réglée est la première qualité de l’orateur. L’exorde disposa favorablement l’esprit de l’auditoire. Le milieu n’eut d’autre mérite que de leur faire attendre quelques instans la péroraison, que terminait une pointe, à la façon d’Isocrate, sur les Gaulois philhellènes et les Hellènes gallophiles. L’indulgence du public fit le reste, et je fus applaudi. Je goûtai, ce jour-là, chez le peuple qui passe pour le plus difficile de tous en matière de discours public, toutes les ivresses des succès oratoires.