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de fine aquarelle et dont je risquerais de faire évanouir le mirage en essayant de le fixer avec des mots trop précis, m’a donné des distractions tout le long de la route. J’ai à peine remarqué que le signer Strozzafoli, agent de la compagnie autrichienne du Lloyd, me faisait des politesses particulières et que sa fille Francesca laissait errer sur les choses deux yeux câlins et sourians dont la langueur viennoise était avivée, en de furtifs éclairs, par un pétillement d’ardeurs italiennes. Et je ne prêtai qu’une oreille inattentive aux doctes dissertations de M. Nicéphore Phoundouklis, vieux savant byzantin, qui préparait un glossaire des dialectes de Chio.

Le village grec de Cardamyle célébrait la fête d’un saint très obscur de la liturgie orthodoxe. Le port était encombré de barques, et des sous étouffés de musiques lentes vinrent au-devant de nous, à plus d’un mille en mer. Autour de l’abside et des coupoles vertes de l’église, dans les rues, sur la place, partout où il y avait un terrain vague et un espace libre, des hommes moustachus, coiffés de bonnets rouges inclinés sur l’oreille par de gros glands bleus, le torse pris dans des vestes trop courtes qui finissent presque sous les bras, au-dessus d’une large ceinture bariolée, dansaient, les mains entrelacées, une farandole grave, que le ballottement de leurs culottes bouffantes alourdissait. Les femmes et les jeunes filles, vêtues de couleurs tristes, regardaient leurs innocens ébats. Une musique rythmait leurs gestes gourds, cette musique d’Orient, toujours la même, que l’on retrouve partout, sans notables différences, de Tanger à Mascate, enfantine, exaltée et langoureuse, avec ses trois instrumens, la flûte qui chevrote des trilles aigus, et saute, en de soudaines fantaisies, d’une octave à l’autre ; la lyre à trois cordes, dont les notes s’égrènent comme des gouttes d’eau ; le tambourin, sur lequel les doigts agiles varient les mesures saccadées, jusqu’à ce que la paume de la main termine la phrase par un gros coup sourd. Les danseurs marquent le rythme par des battemens de pied ; parfois les musiciens, emportés par l’enthousiasme, appuient sur les beaux passages, en tirant de leur gosier des roulades déchirantes, avec une telle frénésie, que leurs yeux se ferment et que leurs veines se gonflent sur leurs fronts congestionnés. Dans tout le village, du fond des ruelles, de l’intérieur des maisons, des cafés où des gamins empressés distribuaient des verres d’eau claire, montait la mélopée monotone. Deux ou trois gendarmes turcs, en grosse tunique de drap bleu, serrée par le ceinturon à plaque de cuivre, se promenaient tranquillement dans la foule, inutiles et désœuvrés dans