Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/878

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ont entraîné l’escadron débridé jusqu’à ce que, devant l’Occident massé comme un infranchissable obstacle, le tourbillon des cavaliers d’Asie s’arrêtât court.

Vers le milieu de la place, loin de la lumière, des formes blanches, accroupies sur le sol, s’agitaient confusément, avec un murmure vague de voix gazouillantes. Ces fantômes pâles, relégués à l’écart, dans un flottement de voiles et de vêtemens amples, c’étaient des femmes turques, à qui l’on avait permis de prendre part, de très loin, à la fête du glorieux sultan. Les hommes importans étaient réunis dans la petite maison du général Nedjib-Pacha, près de la porte de la citadelle génoise. Le cadre des fenêtres laissait voir des coins de tableaux où j’apercevais le profil busqué du général, et, tout autour de lui, une assemblée de turbans blancs, qui ressemblaient à un conseil fantastique de patriarches.

Le konak était éclairé de bougies, et Kiémal-Bey, ayant quitté ses dorures, recevait ses invités en simple stambouline. Un petit café grec, au milieu de la place, était rempli de gens qui buvaient en plein air des verres de sirop de cerise, de la limonade et des tasses de café turc. Les chapeaux ronds et les paletots européens circulaient parmi les accoutremens des insulaires. Quelques familles, se tenant par la main, étaient venues prendre le frais dans le quartier musulman, après le repas du soir. Des jeunes filles grecques, en cheveux, riaient et babillaient. Je m’occupais à analyser les sentimens divers de cette foule composite. Étrange fête nationale, qui est célébrée seulement par une minorité armée, et que le reste de la population regarde avec indifférence, malveillance ou simple curiosité ! Ce même soir, le Bosphore était en feu ; on illuminait à Andrinople, à Sivas, à Erzeroum, à Jérusalem, à Tripoli de Syrie. Mais cette fête n’était plus qu’un éclatant lambeau de gloire, un ressouvenir des victoires éclipsées, et je voyais diminuer cette féerie, à mesure que je m’enfonçais dans les rues obscures, éteintes, hostiles, du quartier grec.


GASTON DESCHAMPS.