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saillir vivement, dans l’ombre, des cercles de visages durement éclairés. Les nizams de la garnison avaient paré, avec la meilleure volonté du monde, la façade de leur caserne. Un encadrement de verdure montait le long des piliers de l’entrée. Au-dessus de la porte, un trophée de fusils et de sabres rayonnait en étoile autour d’une image de papier peint, qui représentait le padichah. Dans ce décor de feuillages et de lanternes, parmi le va-et-vient des soldats en tunique bleue, deux personnages considérables trônaient et buvaient du café en cérémonie : l’un avait un turban, des culottes bouffantes, et un caftan de drap zinzolin ; l’autre, d’allure plus dégagée et d’aspect militaire, portait une veste de toile blanche et un fez écarlate.

Dans la foule, aux sons d’un tambourin et d’une flûte, quelques hommes dansaient… Chez nous, le mot de danse éveille l’idée d’un mouvement joyeux et assez violent, d’un exercice allègre où l’on saute, où l’on trépigne, où l’on galope, où l’on tourne, où l’on se démène, où l’on se donne beaucoup de mal et beaucoup de plaisir. La danse des Turcs, comme celle des Grecs (c’est la même chose, et l’on ne sait lequel des deux peuples l’a inventée), n’est guère qu’une marche rythmée, une série de pas mesurés, en rond, accompagnés de claquemens de doigts et d’une contorsion lente du torse et des hanches. En Turquie, les femmes ne dansent pas publiquement : pour imaginer leur beauté indolente, leurs yeux battus d’amour, leur sourire, leurs bras pâmés de lassitude et la cadence de leurs mouvemens, que rythme le cliquetis des sequins, nous sommes obligés de recourir aux rêves des Mille et une nuits, et aux fantaisies pittoresques par où l’on a essayé de nous dépeindre les ivresses du sérail… En tout cas, le spectacle improvisé devant la caserne des nizams ne donnait aucune idée de ces délices. Deux gaillards enturbanés, chargés de remplacer les houris absentes, paradaient dans des robes mal attachées, fleuries de dessins écarlates, où la lueur vacillante des torches posait de mobiles éclairs. Ils agitaient des écharpes et tâchaient, par une gymnastique enragée, de nous représenter la fameuse « danse du ventre. » Mais, décidément, ces aimées en moustaches n’avaient pas assez de charme et de douceur. J’aimais mieux regarder les gens autour de moi, le papillotement de reflets qui s’allumait dans la large flambée des troncs résineux, une face bronzée de jeune soldat qui ressortait en pleine lumière, avec un vigoureux relief, la haute stature d’un tchaouch, colosse aux mains larges, aux manches galonnées de rouge, toutes ces physionomies brutales, mais fortes, venues de loin, évoquant des souvenirs de guerres terribles, de conquêtes sanglantes, de folles galopades qui se sont déchaînées à travers le monde, et qui