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florins, — un millier de francs, — et y mit le jeune Michel-Ange en nourrice chez la femme d’un tailleur de pierres.

Disons tout de suite que, si la famille était ancienne et honorable, elle n’était nullement riche ; la naissance de plusieurs autres fils (Michel-Ange était le second), à savoir : Buonarroto (1477-1528), Jean Simon (1479-1548), Sigismond (1481-1555), ne fit qu’augmenter la gêne du ménage. Aussi l’aîné, Léonard, dut-il se faire dominicain, tandis que les autres entraient dans le commerce. Plus tard, le vieux Louis obtint de Laurent le Magnifique, grâce à la faveur dont son fils jouissait auprès du chef de la république florentine, une place de commis préposé à l’octroi ou à la douane, avec huit florins (environ 200 francs) de traitement par mois. Passablement entiché de sa noblesse, il se vantait, devant le Magnifique, de n’avoir jamais appris un métier, de ne savoir autre chose que lire et écrire, et il professait, au témoignage de Condivi, qui tenait ses informations de la bouche même de Michel-Ange, un souverain mépris pour l’art. Dépourvu d’énergie et d’activité, le vieillard ne pouvait manquer de tomber à la charge du mieux doué de ses fils. Quant à sa femme Françoise, on manque de détails sur son caractère ; on sait seulement qu’elle mourut en 1497, âgée de quarante-deux ans, sans avoir, ce semble, tenu une grande place dans la vie du jeune Michel-Ange.

Tout nous autorise à croire que l’enfant se distinguait dès le principe par ce caractère réfléchi, cet éloignement pour les distractions et les vanités mondaines, et, disons le mot, par cette humeur sombre qui lui valurent dans la suite tant d’inimitiés et de chagrins. Personne ne montra plus de sobriété, même dans la sobre Italie ; personne n’afficha plus de simplicité dans sa mise, dans sa manière de vivre, dans ses goûts. Grâce à une constitution extraordinairement robuste, qui le plaçait en quelque sorte en dehors et au-dessus des besoins de la nature humaine, l’esprit pouvait se consacrer librement chez lui aux problèmes les plus transcendans. Il était de la même race que Brunellesco, le grand architecte ; doué d’une énergie indomptable, se proposant les tâches les plus ardues, ne vivant que pour son art, dur pour les autres comme pour lui-même, d’humeur frondeuse, le plus mauvais courtisan qui se pût imaginer. D’où les innombrables difficultés qui troublèrent son existence.

Ces hommes à l’antique n’étaient point pourtant des égoïstes : Michel-Ange le prouva par les sacrifices qu’il s’imposa pour les siens, par sa respectueuse admiration pour sa vieille amie Vittoria Colonna, par son affection pour son vieux domestique. À se concentrer ainsi, le cœur ne devient que plus sensible, et il gagne