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éminens. Michel-Ange ne fut pas des derniers à tenter la fortune auprès d’un Mécène aussi passionné que magnifique. Il avait pour répondans auprès de lui, d’abord sa réputation, qui était dès lors la plus éclatante de l’Italie, et en second lieu l’amitié d’un architecte fameux, Julien de San Gallo, l’ami intime du pape, qu’il avait suivi en France, dans son exil peu déguisé à Avignon. San Gallo se montra constamment le plus fidèle et plus chaud des défenseurs du jeune sculpteur. Qui sait si, dans son zèle pour lui, il ne s’aliéna pas la faveur de Jules ? Il ne tarda pas, en effet, à être sacrifié à son émule Bramante, et en cela le pape montra que le goût chez lui l’emportait sur la fidélité aux affections personnelles.

Michel-Ange allait donc se trouver aux prises avec une volonté aussi forte que la sienne, avec un maître qui n’admettait pas de réplique. Cette lutte à bras-le-corps surexcita ses facultés, en même temps que ce despote, qui s’appelait Jules II, proposa à son ambition la tâche la plus splendide qu’il eût été donné à un peintre ou à un sculpteur de rêver. Sous ce rapport, le vieux pontife et le jeune sculpteur étaient dignes de s’entendre, et il serait difficile de décider lequel des deux il faut le plus féliciter de leur collaboration, le souverain qui doit à cette initiative le meilleur de sa gloire, l’artiste qui y trouva l’occasion de réaliser son chef-d’œuvre. N’oublions pas d’ajouter que, dans ce duel entre deux esprits également opiniâtres, le dernier mot ne resta pas toujours à Jules II : il le reconnut lors de la fameuse entrevue de Bologne : « Oui, au lieu de venir nous trouver, tu as attendu que nous vinssions te trouver… »

Nul doute que ce ne soit à San Gallo que Michel-Ange ait dû de recevoir la commande la plus grandiose qu’il pût ambitionner : celle du tombeau du nouveau pape. On connaît la réponse mémorable de Jules II au sculpteur, qui lui objectait que ce mausolée coûterait 100,000 ducats : « Eh bien, je t’en accorde 200,000. »

Singulier début pour un Mécène que de commencer par ce qui devait être le couronnement de sa carrière, — par sa sépulture, — mais qui montre bien en même temps l’indépendance du caractère de Jules II, la hauteur de ses vues ! Le tombeau devait prendre place dans la partie de la basilique de Saint-Pierre, reconstruite par le pape Nicolas V, un demi-siècle auparavant, c’est à-dire dans la tribune. Le pape chargea donc San Gallo et Bramante d’élaborer un projet d’installation ; chacun, naturellement, de chercher à surpasser son émule ; bref, de fil en aiguille, comme l’on dit, le pape en vint à songer à la réédification de la basilique tout entière et à continuer ainsi le gigantesque projet de Nicolas V. Du coup, le projet de tombeau se trouva sacrifié. Michel-Ange était orgueilleux et ombrageux ;