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de la main droite : soudain, un autre index se dirige contre le sien, comme si une étincelle électrique devait jaillir de ce contact ; Adam, étendu sur le sol, dans une pose pleine d’abandon, et cependant d’une parfaite noblesse, dévoile aux regards le corps nu, aux formes amples et vigoureuses, du premier homme. Cette figure d’Adam est une des plus radieuses conquêtes de l’art moderne : par sa simplicité et sa grandeur elle fait penser au Thésée et à l’Ilissus sculptés par Phidias sur le fronton du Parthénon. Ce nom de Phidias, il faut l’évoquer d’ailleurs à tout instant, devant les fresques de la chapelle Sixtine ; seuls dans l’antiquité et dans les temps modernes, Phidias et Michel-Ange ont pu pénétrer si profondément dans les mystères de la religion, et incarner dans le corps humain un tel idéal d’éternelle beauté. Même hauteur de pensée, même simplicité et grandeur de style chez l’un et l’autre ; le créateur du Jupiter olympien est devenu chrétien, mêlant de temps en temps une note plus sombre et plus véhémente à l’impassible sérénité de la Grèce antique.

Cette beauté idéale qui ne procède pas de portraits, mais qui se compose de motifs épars réunis par l’imagination de l’artiste, de manière à former une individualité distincte, Michel-Ange est le premier artiste qui en ait fait la loi de son art[1]. Chez les primitifs, aussi bien que chez Raphaël, dans la plupart de ses peintures, aussi bien que chez les Vénitiens, le portrait est la base même de la composition historique : cherchez à travers les Scènes de l’Ancien-Testament de Benozzo Gozzoli, les Scènes de l’histoire de saint Jean-Baptiste de Ghirlandajo, les Madones de Raphaël, et même la Dispute du Saint-Sacrement et l’École d’Athènes, partout des physionomies empruntées à la réalité viennent soutenir l’inspiration de l’artiste, et donner à ses héros l’accent de la réalité, l’accent de la vie. Chez Michel-Ange, au contraire, toutes les figures procèdent d’un idéal qui s’est formé dans l’esprit de l’artiste et qui ne doit rien au monde extérieur. On essaierait en vain de retrouver chez lui les traits de tel ou tel de ses contemporains. Tout au plus, dans le Jugement dernier a-t-il donné place à un de ses ennemis, et cette satire, cette caricature, est citée, en raison même de sa rareté. Quelle puissance de génie n’a-t-il pas fallu pour animer des créations aussi abstraites, pour nous intéresser à ce point à elles !

La composition qui fait suite à la Création d’Adam, la Création

  1. Vasari affirme que Michel-Ange détestait de fare somigliare il vivo, en d’autres termes de « pourtraire » un contemporain, à moins que celui-ci ne fût d’une beauté parfaite. Il n’exécuta qu’un seul portrait, celui de son jeune ami, Tommaso dei Cavalieri.