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d’Eve, est la plus touchante et la plus poétique à coup sûr de ce vaste cycle. Cette fois, l’Éternel est descendu sur la terre ; drapé dans un ample manteau, il s’avance lentement, majestueusement, en levant la main droite par un geste d’une indicible grandeur ; Eve surprise, suppliante, presque éplorée, n’ayant pas encore eu le temps de prendre conscience d’elle-même, s’incline devant son créateur, tendant vers lui ses mains jointes ; ses cheveux tombent négligemment, tout son être trahit, avec l’éloquence la plus communicative l’étonnement, le trouble, l’émotion. Cependant, à côté d’elle, Adam, subjugué par un profond sommeil, est étendu dans une de ces attitudes abandonnées et inconscientes qui forment comme la transition entre la vie et la mort, et que Michel-Ange affectionnait à un si haut degré.

Qu’elles sont graves et sublimes, ces premières fresques ! Au moyen de deux ou trois figures, Michel-Ange a personnifié les événemens les plus grandioses, dans une langue que très certainement nul avant lui, même chez les Grecs, n’avait parlée. Ce style, c’est le style épique par excellence, avec la simplicité, l’accent de conviction et d’éloquence que l’artiste puise au contact d’une génération entière entraînée avec lui dans un sentiment commun.

Et de telles créations ont pu prendre naissance dans cette Italie du XVIe siècle, que l’on se plaît à nous représenter comme si frivole ! Reconnaissons qu’au fond il y avait encore de profondes et puissantes convictions chez les contemporains de Savonarole, et que la frivolité n’était qu’à la surface.

Au fur et à mesure que nous nous éloignons des scènes de la Genèse les compositions, — le sujet même l’exigeant, — deviennent plus nettes et plus plastiques, le décor plus riche. Telle est la scène double, d’une ordonnance déjà presque raphaélesque, qui nous montre Adam et Eve cueillant le fruit défendu, et Adam et Eve chassés du Paradis. Ici l’artiste l’emporte sur le poète : il a voulu créer des corps nus aussi beaux que vigoureux, et quelle puissance n’offre pas cette mère du genre humain, aux larges flancs, débordant de santé et de vigueur ! L’ange chassant les coupables est une merveille dans un autre genre ; jamais l’énergie du commandement a-t-elle été rendue en traits pareils, avec une telle concision ! Ce ne sont qu’attitudes et gestes trouvés, avec une abondance, une variété et une vivacité qui eussent pu faire envie à Giotto, le glorieux précurseur, le grand dramaturge. Je ne parle même plus des effets de raccourcis, de tous ces tours de force, de ces difficultés surmontées sans même que le problème