Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/929

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que M. Saint-Saëns soit bien de ceux-là. Ce n’est pas tout : pour nous, Français, le mot classique implique toujours dans la littérature et dans l’art la présence de qualités que les œuvres de notre XVIIe siècle surtout ont possédées à un degré éminent : la sagesse, l’ordre, la mesure, la régularité, la raison. En ce sens-là encore et surtout, M. Saint-Saëns paraît être le plus classique de nos musiciens ; il l’est plus que M. Reyer, plus que M. Massenet, peut-être plus que M. Gounod lui-même : — « Le chef-d’œuvre, ajoute Sainte-Beuve, que cette théorie du classique aime à citer et qui réunit en effet toutes les conditions de prudence, de force, d’audace graduelle, d’élévation morale et de grandeur, c’est Athalie. » — C’est d’Athalie justement que nous serions le plus tenté, tout en gardant les distances, de rapprocher Samson et Dalila ; les deux œuvres sont de la même famille : je ne dis pas sœurs, ce serait trop pour la modestie du musicien, mais parentes, cela peut suffire à son honneur. Et cela suffit aussi pour que les « abonnés » de M. Bertrand prennent à l’Opéra le même plaisir, respectueux et calme, que les « abonnés » de M. Claretie prennent à la tragédie. J’accorde que certaines pages de Samson et Dalila sont fort sérieuses, austères même, que, pour les apprécier, il faut beaucoup aimer la musique. Mais pour aimer la musique, surtout lorsqu’elle est, comme dans les pages auxquelles nous faisons allusion, de la musique pure, presque seulement de la musique, la première condition est de l’écouter. Or à l’Opéra personne n’écoute, et l’insensibilité du public, cette insensibilité dont il est le premier à se plaindre, provient moins de son inintelligence que de son inattention. Ils ne comprennent pas, ils ne sentent pas, ils n’aiment pas les œuvres des maîtres, parce qu’ils ne se soumettent pas d’abord au plus grand, au seul maître, qui est intérieur. Savez-vous d’où vient cette buée, ce léger brouillard qu’on voit toujours flotter dans la salle de l’Opéra ? C’est la poussière des menus propos et des paroles inutiles. Quand les spectateurs feront le silence, non-seulement autour d’eux, mais en eux, alors ils entendront et ils admireront, et la noble partition n’aura plus rien qui les intimide ni les ennuie. Si l’action y languit parfois, la musique n’y faiblit jamais, et cette constance de la beauté, je ne dis pas technique, mais spécifique, exclusivement sonore, donne à l’œuvre de M. Saint-Saëns une sorte d’intérêt de plus en plus rare aujourd’hui.

Ainsi le finale du dernier acte est un chef-d’œuvre avant tout musical. Mais que fallait-il de plus ici ? Nous sommes dans le temple de Dagon. Le grand-prêtre, Dalila la prêtresse, célèbrent les mystères et chantent la gloire du dieu ; la foule à genoux leur répond. Il convient d’écouter et d’admirer ce morceau comme une symphonie avec soli et chœurs, de l’entendre un peu comme on contemple une œuvre d’architecture. Il faut jouir ainsi de cette combinaison de lignes,