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ont encadré la partition et le tableau dans l’architecture d’un palais antique. Le quatuor de l’opéra ressemble étonnamment à la toile d’Ingres. Vous vous rappelez celle-ci : le prince est malade, « l’insensé tremble sous ses tapis. » De son bras ramené, par un geste de désespoir, presque de honte, il dérobe son visage au médecin qui l’observe. L’attitude du père est superbe : plus qu’agenouillé, couché de tout son long sur le lit où souffre son fils, les plis de son manteau prolongent sa magnifique silhouette. Quant à Stratonice, elle détourne les yeux. Un peu à l’écart, soutenant d’une main sa jolie tête, ainsi que la Polymnie antique, elle sourit vaguement ; elle sourit pour elle-même, pour elle seule, d’un fin sourire où se mêlent les plus exquises nuances d’une âme féminine : sourire de modestie et presque d’orgueil aussi ; de confusion et de pudeur, mais de plaisir, de coquetterie et d’amour.

En parlant peinture, il me semble parler musique. Ouvrez la partition et, dans le quatuor en question, vous retrouverez l’ordonnance du tableau, l’économie et l’architecture de l’ensemble ; chez le musicien comme chez le peintre, le dessin plus beau que la couleur, la passion concentrée, n’allant jamais jusqu’au désordre, encore moins jusqu’à la grimace, et ne déformant jamais la beauté. Je vous signale encore la rudesse farouche des réponses d’Antiochus au médecin qui l’interroge, le solo de violoncelle annonçant la venue du roi, surtout la délicieuse entrée de Stratonice. Le médecin, le roi, se sont approchés tour à tour du prince languissant ; la jeune fille arrive la dernière, inquiète et craignant à la fois qu’Antiochus ne parle et qu’il ne se taise. Elle vient lentement, presque malgré elle, et le rythme, jusqu’ici très carré, très rigoureux, prend une grâce, une incertitude inattendue, comme s’il se troublait lui-même. Il n’y a là qu’une nuance, mais assez fine, assez juste, assez pittoresque surtout, pour évoquer inévitablement le souvenir du tableau, pour nous faire revoir, souriante et confuse, charmante de pudeur et d’amour, la jeune vierge que, par un mystérieux accord, le peintre et le musicien ont fixée dans la même attitude adorable.

Cet opéra en un acte renferme encore d’autres merveilles : deux airs surtout, l’un que chante le prince mourant, l’autre que chante le roi ; tous les deux sont admirables, et j’aimerais les célébrer. Mais il faut finir. Et voici qu’en me relisant je m’aperçois que je n’ai pas même nommé l’auteur de la partition : il s’appelait Méhul et son œuvre date de 1792.

Cent ans plus tard, vendredi dernier, l’Opéra nous a donné une autre Stratonice, paroles de M. Louis Gallet, musique de M. Fournier-Alix. C’est tout autre chose.


CAMILLE BELLAIGUE.