Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/956

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce n’est pas tout. Au moment où M. Ahlwardt était devant ses juges à Berlin, il était devant ses électeurs à Arnswalde, et le condamné de Berlin était élu à une immense majorité député au Reichstag dans le Brandebourg. Il a été élu surtout avec l’appui des conservateurs, même de quelques fonctionnaires publics. Et chose plus curieuse, les conservateurs ne se sont pas bornés à donner leurs voix à l’agitateur antisémite ; ils viennent de se réunir en congrès pour sceller leur alliance avec l’antisémitisme ; ils ont même écarté les réserves que quelques conservateurs modérés voulaient faire. Que peut-il sortir de cette alliance passablement baroque ? C’est ce qu’il serait difficile de dire. C’est au moins le signe des progrès de ce mouvement de l’antisémitisme ; c’est peut-être aussi le prélude d’étranges évolutions d’opinions et de crises inattendues pour l’Allemagne.

Que se passe-t-il donc au-delà des Pyrénées ? La politique de l’Espagne s’est singulièrement embrouillée depuis quelque temps ; les mauvaises affaires, les contretemps, les mécomptes, se sont succédé, et tout finit par une crise ministérielle de plus qui a coïncidé avec l’ouverture récente des Certes, qui n’est que la suite d’une série d’incidens à travers lesquels le gouvernement se traînait péniblement. Il est certain que, depuis quelques mois, rien n’a réussi au ministère de M. Canovas del Castillo, que, tout au contraire, même l’imprévu, a tourné contre lui, — et ses dissentimens intimes, les dissentimens du parti conservateur ont fait le reste. L’ouverture des chambres a mis la situation au vif et a précipité le dénoûment.

On n’est jamais sans doute à l’abri d’une crise ministérielle, à Madrid pas plus qu’ailleurs, pas plus qu’à Vienne ou à Paris. La crise qui vient d’emporter le cabinet de M. Canovas, en Espagne, ne laisse pas cependant d’avoir ses singularités, ses curieuses péripéties, et il est clair qu’elle se préparait depuis quelque temps, qu’on était, comme on dit, au bout d’une situation. À ne voir que les apparences, tout semblait assez favorable, assez rassurant, il y a deux mois à peine. C’était le moment où la régente et son jeune fils, le roi Alphonse XIII, faisaient leur voyage d’Andalousie, accompagnés par le chef du cabinet, allant présider aux fêtes du centenaire de Christophe Colomb, à Huelva même, au port d’où partait autrefois le grand navigateur, — puis visitant Séville. L’éclat des réceptions populaires, la bonne grâce de la régente, l’éloquence de M. Canovas del Castillo, dans ces fêtes flatteuses pour l’orgueil national, tout cela détournait les esprits et pouvait faire un instant oublier la politique ; mais c’est ici justement que commençaient les incidens et les contretemps.

La régente avait promis sa visite, la visite du roi son fils à Grenade, et la vieille cité des rois maures, de l’Alhambra, réveillée de son indolence, avait déployé tout son luxe pour recevoir les souverains. Le jour de l’arrivée de la cour était déjà fixé, tous les partis s’étaient associés