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confondit avec l’indépendance encore entravée de quelques affranchis.

L’histoire enseigne souvent que le servage différait de l’esclavage antique, en ce que le serf était attaché à la terre ; ce n’est pas exact. « Pendant la féodalité, dit M. Guérard, depuis la fin du règne de Charles le Chauve, l’esclavage se transformant en servage, le serf retire sa personne et son champ des mains de son seigneur ; il doit à celui-ci non plus son corps ni son bien, mais seulement une partie de son travail et de ses revenus ; il a cessé de servir, il n’est plus qu’un tributaire. » D’autres historiens vont plus loin, et assimilent les terres féodales, vendues avec leurs serfs, aux fermes actuelles cédées avec le fermier. Je n’ai pas besoin de faire ressortir l’absurdité de cette dernière comparaison. Quant à faire du serf un simple tributaire, cette théorie n’est nullement acceptable.

Le serf non-affranchi ne possédait, ni sa personne, puisqu’on en disposait, ni son champ, puisqu’il n’avait pas de champ, ni son bien, puisqu’à sa mort le seigneur héritait de lui. D’abord, il existe un très grand nombre de serfs qui ne sont attachés à aucune terre, mais seulement à la personne de leur maître, comme les esclaves antiques ; la domesticité qui peuplait ce petit État : le domaine féodal, devait pourvoir, non-seulement aux besoins qu’un riche propriétaire, habitant la campagne, tient à satisfaire aujourd’hui, — les mêmes, à peu de chose près, que ceux d’un grand seigneur du siècle dernier, — mais elle devait encore exercer la totalité des industries, et se livrer à la totalité des besognes, que chacun trouve depuis bien longtemps avantage à laisser à des artisans travaillant pour le public, et non pour l’usage exclusif d’un seul maître.

Outre l’intendant, le portier, le maître d’hôtel, le sommelier, le panetier, le cuisinier, le cocher et leurs aides hiérarchisés, les valets de chambre et de pied, laquais plus ou moins nombreux, veneurs et gardes forestiers, du seigneur d’il y a cent ans, il fallait au châtelain du XIIe siècle, qui avait tous ces domestiques sous d’autres noms, le personnel d’un grand faire-valoir rural : bergers, charretiers, vignerons, valets de charrue ou de prairies, et un échantillon des professions multiples auxquelles incombent le vêtement, l’ameublement, la construction, la préparation des objets alimentaires, depuis le meunier et le boulanger jusqu’au cordonnier, tisserand, charpentier ou maçon ; il lui fallait des messagers et chevaucheurs, puisqu’il n’y avait pas de poste, etc. Ce dont une société organisée fait jouir pleinement et à bon compte chacun de ses membres, le riche, en l’absence de toute organisation sociale, devait, pour en jouir, se le procurer isolément.