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Et tous ceux qu’il y employait étaient des serfs, si peu inséparables de son fief ou de sa personne, qu’il les vendait, les donnait, les échangeait à sa volonté avec d’autres. On cédait, au XIIIe et au XIVe siècle, le fils ou la fille d’un de ses « hommes de corps » dont on gardait le père ; et, réciproquement, on vendait les parens sans les enfans.

L’évêque de Soissons fait don, en 1220, d’un « homme de corps » à un sergent royal, en échange d’une serve, fille d’une « femme propre, » appartenant à ce sergent. Ce sont des marchés très usuels. On partage en mourant ses serfs et serves entre ses parens, on en laisse à des amis, en souvenir, comme on leur laisserait aujourd’hui un tableau ou un cheval.

On sait que le servage découlait de la filiation et non de l’habitation. D’où, pour les serfs, l’obligation très stricte de ne se marier qu’avec des serves du même seigneur. Tolérer des croisemens, c’était compromettre la perpétuité de l’espèce sur sa terre ; une serve unie à un mâle étranger, ce serait une poule pondant dans le nid du voisin. C’est ample matière à procès. Tel village, près de Châtillon, en Bourgogne, appartient à trois seigneurs : l’évêque de Langres, le duc de Bourgogne et l’abbé de Châtillon ; chacun d’eux y a ses serfs (1251). De là, par suite des mariages contractés sous ces diverses dépendances, un enchevêtrement d’intérêts si compliqué qu’il était inextricable, même pour les légistes. Quand les affranchissemens se multiplièrent, les fruits des alliances entre les deux catégories de personnes, franches et serviles, donnèrent lieu à de délicates consultations de droit coutumier. Charles VI prescrivait, en 1399, au bailli de Sens, de faire procéder au partage des enfans, issus du mariage des bourgeois et bourgeoises du roi avec des « hommes et femmes de condition » (serfs) appartenant au chapitre de Sens.

Au XIe siècle, en Périgord, un seigneur affranchit un de ses serfs, par bonté, pour lui permettre d’épouser une serve d’un autre propriétaire, qui ne voulait pas consentir au mariage de cette fille, pour n’en pas perdre les produits. Cet homme, une fois libéré par-devant trois témoins servant de cautions, épouse sa fiancée et redevient serf de nouveau. Les exemples d’époux acceptant le servage par amour conjugal ne sont pas très rares. D’autres serfs volontaires ont moins de mérite, en Alsace : ce sont des condamnés à mort qui, au XVe siècle, deviennent la propriété d’un châtelain, et lui donnent aussi leurs enfans, s’obligeant pour toute leur postérité, en échange de la vie qu’on leur accorde. Mais ce qui est plus extraordinaire, ce sont les hommes d’un seigneur qui promettent (1239) à un commandeur du Temple, en Limousin, 34 livres, s’il les achète à leur maître ; ils offrent ainsi, pour