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de l’affection ce qui n’était qu’une nuance dans la haine. » Et l’illustre historien explique à merveille, avec sa lucidité pénétrante, ce point de psychologie historique : « Entre deux religions, la distance est trop grande pour que les animosités soient bien vives. Mais deux sectes si rapprochées se touchent par trop de points ; la comparaison est trop facile, la discussion trop inévitable, les prétentions trop ardentes, pour qu’une implacable haine ne remplisse pas les cœurs. »

Les Latins ont accusé les Grecs d’avoir provoqué, par de sournoises intrigues, l’expédition de 1566, dans laquelle Piali-Pacha, par ordre du sultan Soliman, prit possession de l’île. Ce fut une joie, dans toutes les églises et dans tous les couvens orthodoxes, lorsqu’on apprit que le dernier des Justiniani avait été emmené en esclavage et relégué à Caffa[1]. Les Grecs de Chio ne négligèrent aucune occasion de dénoncer la population franque à l’animosité du sultan. Ce fut une véritable campagne de délations, menée par l’évêque orthodoxe Ignace Neochoris et par un prêtre grec, si dévoué aux Turcs, qu’on l’appelait dans l’île le « pappas Moustapha. » La papauté, inquiète, crut que, pour vaincre des Grecs, il fallait à tout le moins des jésuites. Les pères de la Compagnie de Jésus envoyèrent des missionnaires à Chio. Une diplomatie insinuante et souple négocia une espèce de réconciliation.

  1. Il fut mis en liberté grâce à l’intervention de l’ambassadeur de France, comme en témoigne le document suivant, qu’on nous saura gré de reproduire : « Nous, Guillaume de Granterie, sieur de Montceaux et de Granchamp, conseiller du Roy, gentilhomme de sa chambre et ambassadeur pour Sa Majesté près le Grand-Seigneur, certifions à tous qu’il appartiendra, comme N. Joseph Justinian a esté et est un des grands seigneurs de l’isle de Chio, qui, en l’an 1566, au mois d’avril, fut prise par Pially-Pacha, pour lors capitaine général de l’armée de l’Empereur des Turcs, et que les principaux seigneurs en furent chassés et privés de revenus et profits, qui leur appartenoient sur le domaine de ladite isle, dont plusieurs furent menez à Constantinople, et là détenus prisonniers plusieurs mois et puis exilés en Caffa, bourg de Tartarie ; desquels estoit ledit N. Joseph, qui a esté détenu deux ans avec sa femme et sa famille sans espoir d’aide ny secours, comme la longueur de leur délivrance le témoigne, mais par l’aide de Dieu tout-puissant, et grâce de son Saint-Esprit ; nostre roy très chrestien nous a commandé par ses lettres que nous demandassions de sa part audit Grand-Seigneur la liberté desdits seigneurs de Chio, lequel, en considération de Sa Majesté très chrétienne, me l’a accordée ; et sont depuis retournés icy à Constantinople ceux qui sont demeurez en vie, d’où, non sans grand’peine, sous la faveur de nostre Roy très chrestien, les uns sont retournés à Chio, et les autres à Gennes, païs natal de leurs ancestres, desquels est ledit Joseph, à la prière duquel nous avons fait la présente attestation, faicte sous nostre scel et signée de nostre propre main.
    « Donné à Péra, le deuxiesme jour du mois de juillet 1570.
    « Signé : DE GRANTERIE, ambassadeur de France en Levant, et SILLE, et à costé COURTAY, secrétaire de Monseigneur l’ambassadeur. »