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de baguettes, s’assemblaient sur la grande place, devant le palais. Un crieur public montait sur un tréteau, et les Génois, du haut de leurs terrasses pavoisées, assistaient à une petite comédie solennelle dont voici le scénario :


Le crieur. — Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de la Sainte-Trinité (roulement de tambours) et de la très glorieuse Vierge Marie (roulement de tambours) et du saint martyr Jean-Baptiste (sonnerie de clairons), prions pour la longue vie, la gloire et l’honneur de notre très saint père le Pape.
Les pappas. — Longues années !
Le crieur. — Prions pour notre invincible empereur !
Les pappas. — Longues années !
Le crieur. — Prions pour la sérénissime république de Gênes !
Les pappas. — Longues années !
Le crieur. — Prions pour la très illustre et la très noble famille des Justiniani. Que Dieu la protège et la conserve !
Les pappas et le peuple. — Nous prions. Evviva ! Evviva !


On juge aisément quelles semences de haine ces manifestations commandées devaient faire germer dans les cœurs. Souvent cette rancune éclata en complots avortés, en insurrections, vite étouffées, dont l’histoire ne se souvient même pas. Une fois, il s’en fallut de peu qu’une conspiration, longuement préparée et tenue dans le plus grand secret, n’aboutît au meurtre des tyrans. La veille du jour fixé pour l’exécution, une jeune Grecque, qui aimait un Justiniani, révéla tout… Et ce fut, pendant plus d’une semaine, une longue suite d’épouvantables supplices. Quelles déchirantes tragédies, quels romans d’amour et de larmes ont dû, pendant ces siècles obscurs, ensanglanter ce coin reculé de l’Archipel !

On croit d’ordinaire que les Turcs ont été partout mal reçus, lorsqu’ils s’installèrent en conquérans dans la masure délabrée de l’empire byzantin. C’est une erreur. Les Vénitiens et les Génois avaient tout fait, dans leurs possessions d’outre-mer, pour inspirer à leurs sujets le désir d’un autre envahisseur, quel qu’il fût. Ce sont les chrétiens d’Occident, il faut le dire avec franchise, qui ont préparé la naissance de la domination ottomane. On a la sensation presque physique de cette vérité, lorsqu’on s’arrête à loisir dans les villes et dans les villages du Levant, lorsqu’on cause avec les petites gens et que l’on saisit, dans leurs paroles, l’hérédité des ressentimens anciens. Fustel de Coulanges a fait cette remarque très profonde : « Les habitans de Chio n’ont jamais aimé le Turc ; mais, comme ils détestaient davantage les Latins, le Turc prit pour