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il fut bientôt scellé dans sa tombe, tout entier, par des préjugés hostiles.

De nos jours, on a dû l’exhumer avec toutes les précautions qui avaient été jadis et qui sont encore observées pour l’exhumation de l’antiquité classique. Les fouilles, très pénibles, ne sont pas achevées, tant s’en faut. On a déblayé d’abord, et avec plein succès, le terrain artistique : l’art roman et l’art gothique sont aujourd’hui restaurés, connus, compris, admirés dans leur évolution historique. On s’est attaqué ensuite à la littérature, et le plus grand nombre des explorateurs, les explorateurs les plus habiles, se sont portés du côté de la littérature en langue vulgaire, moins peut-être à cause de sa valeur propre que de l’intérêt qu’elle présentait pour la constitution de sciences nouvelles, la philologie romane, la philologie germanique. Grâce à cette circonstance, la bibliothèque des écrits en langue vulgaire du moyen âge publiés depuis trente ans a pris de vastes proportions ; et la bibliographie raisonnée que M. Gaston Paris a récemment dressée des seuls écrits en vieux français est déjà une excellente histoire de notre ancienne littérature laïque, où toutes les œuvres notables sont groupées en catégories naturelles, classées suivant l’ordre des temps et distinguées conformément aux lois d’une perspective exacte[1]. Mais le monde des laïques n’était rien, au moyen âge, en comparaison du monde des clercs, asile presque exclusif des bonnes lettres, de la pensée et de la science. Or les clercs parlaient, écrivaient on latin ; ils dédaignaient les idiomes populaires : Lingua romana, dit Robert de Lincoln, coram clerivis saporem suavitatis non habet. La littérature cléricale en langue latine sera donc, on le prévoit, infiniment plus abondante, plus savante et plus « littéraire, » sinon plus instructive, que celle des écrivains en langue commune qui s’adressaient à des auditoires illettrés. Néanmoins, elle a été relativement délaissée par l’érudition moderne. Peu de personnes possèdent, en effet, dans notre société laïcisée, assez de science ecclésiastique pour travailler utilement dans certaines parties de ce vaste domaine. En outre, peu de personnes ont le courage de s’engager dans des recherches qui passent pour être particulièrement rebutantes. Des médiévistes de profession, qui ont cependant l’habitude de s’occuper de choses fort ennuyeuses, tiennent, dit-on, pour une marque de vertu ascétique de lire nos vieux poètes, nos vieux sermonnaires, nos vieux philosophes cléricaux ; ils prétendent que, pour s’y résigner, des grâces d’état sont nécessaires. Voilà pourquoi les hommes très éminens qui dirigent aujourd’hui ces études mal famées, en

  1. La littérature française au moyen âge (XIe-XIVe siècle), par G. Paris. Paris, 1890 ; 2e édit.