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français (il paraît qu’un certain père Gourdon entreprit jadis cette tâche), maître Achard apparaîtrait, au sentiment de M. Hauréau, comme le Massillon du XIIe siècle. En théologie, il est autoritaire au même degré que ses confrères, mais son âme est douce et distraite : inquietudo spiritus mei… Il a des effusions de prières et de larmes, des élancemens, des extases : de savantes extases où les allégories s’entrelacent avec un art si subtil que nos yeux, déshabitués de tels tours de force, ne parviennent pas toujours à les distinguer. Et quelle adresse à cueillir les plus belles fleurs dans les parterres de l’antiquité profane et sacrée ! quelle abondance d’antithèses ! quelle riche garde-robe de périodes synonymiques pour habiller de costumes variés les banalités inévitables ! Ces virtuosités d’humaniste seront sans doute condamnées comme puériles par plus d’un censeur moderne ; encore n’y aurait-on pu atteindre sans une forte culture littéraire et beaucoup d’esprit naturel. Il ne faut pas dire trop de mal de la rhétorique : quand elle charme ceux que la dialectique n’aurait pas réussi à convaincre, elle atteint le but même de l’orateur ; que resterait-il des éloquences les plus vantées, si l’on en retranchait les artifices ? — Bien différent d’Achard et de son continuateur, l’abbé Absalon, fut, sans contredit, le prieur Gautier. Celui-là est un homme de combat, fougueux, tumultueux et colérique. Il s’est fait connaître dans l’école par des libelles d’une violence extrême contre tous les philosophes de son temps : Abailard, Gilbert de La Porrée, Pierre de Poitiers, Pierre le Lombard. Il apportait dans la prédication claustrale la même fureur contre ceux qui refusent de s’en tenir à la foi du charbonnier ; elle suppléait chez cet athlète du mysticisme au talent et à la grâce.

D’une spiritualité moins haute, peut-être, que l’institut de Saint-Victor, l’institut bénédictin dans ses grandes abbayes de Cîteaux et de Clairvaux, filles des réformes de saint Robert de Molesmes et de saint Bernard, brilla, au XIIe siècle, d’une lumière aussi vive. Les orateurs cisterciens furent alors légion : il suffira de citer ici Isaac de l’Étoile et Adam de Perseigne. Les conférences d’Isaac de l’Étoile, adressées aux moines de l’île de Ré, en plein champ, au bord de la mer, ou bien à l’ombre des chênaies, pour les délasser des travaux manuels, ont infiniment de bonhomie et d’onction : « Allons, mes frères, nous sommes fatigués, reposons-nous un peu ici. Je vais répondre à la question de ce frère qui s’étonne que le Seigneur ait repoussé la Chananéenne, tandis que les disciples ont intercédé pour elle… » Ou bien : « Regardez là-bas cette barque à l’horizon de la mer. Ô les malheureux qui affrontent la mort sur des planches si fragiles ! Croyez-moi, mes bien aimés, suivant notre coutume qui est de tirer de la vue des objets