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crise où la France est entrée depuis quelques semaines, presque à l’improviste, n’a rien de limité et d’accidentel. Elle naît du fond des choses, d’une série d’abus longtemps dissimulés, de tout un état moral et politique brusquement dévoilé !

Le gouvernement et le parlement surpris dans leur optimisme imprévoyant par la révélation de désordres invétérés, tous les pouvoirs affaiblis, des ministres d’hier ou d’avant-hier passant au banc des accusés, d’anciens chefs de cabinet avouant leur complicité dans la distribution d’un argent équivoque, la simonie dans la vie publique, le cosmopolitisme financier se glissant par la captation dans nos affaires, une commission d’enquête parlementaire et la justice se heurtant sur la frontière indécise de leurs droits, la délation, le commérage et la suspicion se déployant sans frein : tout cela se mêle et se confond, — et tout cela, qu’on le veuille ou non, c’est la fin d’un règne, d’une domination de parti, tout au moins la fin d’une politique. Voilà précisément l’héritage que l’année nouvelle reçoit de cette année qui disparaît, qui garde son effigie ou son stigmate dans l’histoire, qui restera l’année de la liquidation, du commencement de la liquidation de cette désastreuse affaire de Panama !

Tout a marché vite depuis quelques semaines, il faut en convenir et tout ce qui est arrivé, tout ce qui s’est précipité prouve bien une fois de plus qu’une fois engagé dans ces sortes d’affaires, on ne sait plus où l’on va, jusqu’où on sera conduit par la fatalité des situations violentes. Au moment où se formait un nouveau ministère qui n’était guère que le ministère ancien, mais avec un nouveau chef et des résolutions nouvelles, on n’en était encore qu’au début. Dès les premiers pas, ce ministère renouvelé se heurtait contre la plus délicate des difficultés, celle qui avait décidé la chute du dernier cabinet et qui pouvait créer une impossibilité de gouvernement : la délimitation des pouvoirs de la commission d’enquête parlementaire et de la justice régulière. C’était la question même de la séparation et de l’indépendance des pouvoirs. Le ministère représenté par son nouveau chef, M. Ribot, et par son nouveau garde des sceaux, M. Bourgeois, n’hésitait pas à se prononcer, à engager la lutte pour sauvegarder les droits de la justice ; il a même refusé d’accepter l’ajournement d’une proposition attribuant les pouvoirs judiciaires à la commission d’enquête, ajournement qui ressemblait à une mesure de méfiance laissant le gouvernement et la justice sous la menace incessante d’un retour offensif de la puissance parlementaire. Le ministère triomphait, non sans peine, avec une modeste majorité de six voix ; il avait contre lui la masse des conservateurs sans distinction et les radicaux. Il triomphait néanmoins ; mais par cela même il se sentait moralement engagé à être libéral dans ses communications à la commission d’enquête, surtout à ne rien négliger lui-même pour arriver à la vérité, à cette