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« lumière » dont on parle toujours. Il prenait visiblement son rôle au sérieux, d’autant plus qu’il se voyait pressé de toutes parts, — et c’est ici que tout se précipite, que commence la débâcle ou, si on l’aime mieux, la série des surprises et des coups de théâtre, des grandes divulgations et des poursuites. Le mouvement était lancé, il ne restait plus qu’à le diriger, à lui donner une apparence de régularité dans cette mêlée bruyante de passions et d’accusations.

On commençait d’abord par faire arrêter les principaux administrateurs de Panama, — et pour dire toute la vérité, on ne paraît pas avoir su se défendre de rigueurs un peu excessives dans la manière dont on a traité des prisonniers qui ne sont peut-être pas après tout les plus coupables. Une fois ce premier pas fait, on n’a pas tardé à aller plus loin. On s’est décidé à multiplier les perquisitions, à recueillir ou à provoquer les témoignages, à fouiller dans les petits papiers, dans les archives privées, dans les coffres-forts des banquiers. Que s’est-il passé alors ? À côté de l’action correctionnelle dirigée contre les administrateurs de Panama, une action criminelle a été ouverte. Après les « corrupteurs, » les « corrompus, » — à chaque jour son coup de théâtre et son émotion ! On a été bientôt conduit à demander aux chambres une autorisation de poursuites contre cinq sénateurs et cinq députés, sans attendre même la clôture de la session qui allait suspendre les immunités parlementaires. La question ne laissait pas de se compliquer. Chose surprenante, tristement significative ! Parmi ces membres du parlement réclamés par le nouveau procureur-général de Paris, il y a cinq anciens ministres, sans compter un sixième qui est mort, et il y en a deux, M. Rouvier et M. Jules Roche, qui étaient ministres tout récemment encore. Voilà donc dix mandataires du pays, cinq anciens ministres, un ancien président du conseil, chargés d’un soupçon de vénalité, sans qu’on puisse même dire au juste si c’est le dernier mot des poursuites, si cette première liste d’accusés n’est pas destinée à s’étendre. Tout cela s’est passé en quelques jours, coup sur coup, devant une opinion confondue et stupéfaite.

Jusqu’à quel point ces accusations sont-elles justifiées ? Il a dû y avoir évidemment des raisons sérieuses, plus que de simples indices, pour que des ministres n’aient pas craint de livrer aux sévérités d’une prévention judiciaire des hommes qu’ils avaient la veille encore pour collègues dans le gouvernement. C’est l’affaire de la justice de poursuivre son œuvre, de fixer les criminalités ou les responsabilités, de dire s’il y a eu des innocens victimes de mauvaises apparences ou des coupables. Cela ne nous regarde pas ; mais en dehors de ce que la justice peut dire ou décider, il y a dans ce tumulte de divulgations accusatrices, deux ou trois points acquis, établis, — quelques faits qui éclairent d’un jour étrange et saisissant toute une situation, toute une politique.