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Ainsi, quels que soient les résultats de l’action judiciaire, il est dès ce moment démontré que, depuis dix années, les affaires de la France ont été par instans livrées à toute sorte d’influences obscures, inavouées et inavouables. Il est démontré que des ministres, des députés, des chefs de parti, des hommes qui disposaient d’une majorité dite républicaine et par cette majorité du gouvernement du pays, n’ont pas craint de vivre en alliance, en intimité avec une foule de traitans subalternes, de spéculateurs équivoques, d’audacieux manieurs d’argent. Oui, en vérité, on ne voit que cela dans cette triste et répugnante aventure : des trafiquans d’influences, des opérateurs cosmopolites subventionnant des journaux, familiers des coulisses du parlement, s’introduisant par les portes dérobées dans nos affaires françaises, ramassant en chemin des faveurs ou des distinctions pour décorer leur industrie, habiles à profiter des faiblesses des hommes et à surprendre leurs secrets, — bien accueillis des politiques dans l’embarras. Et ce n’est point une simple conjecture recueillie dans des papiers suspects. Ceux qui ont accepté des connivences avec ce monde étrange que Balzac eût à peine rêvé, ceux qui se sont prêtés à ces relations louches, en conviennent eux-mêmes ; ils avouent leurs familiarités, leurs conciliabules, leurs visites nocturnes, pour se tirer des suprêmes embarras. M. Clemenceau lui-même, un des chefs du radicalisme, ne cache pas ses rapports, ses habitudes d’intimité avec ce M. Cornélius Herz, personnage énigmatique, un peu Allemand, un peu Américain, qui semble garder encore un rôle inavoué dans nos affaires et rester de loin comme un arbitre occulte, — auprès de qui on allait traiter des plans de campagne de nos partis. C’est singulier, mais c’est ainsi : M. Cornélius Herz, à la faveur de ses relations dans notre monde politique, a pu être un instant un personnage assez puissant pour recevoir une de ces distinctions suprêmes, réservées tout au plus jusqu’ici aux plus grands services rendus à la France. Voilà donc un premier point acquis : c’est le fait instructif pour le pays qui ne se doutait pas que les hommes publics choisis par lui eussent de si belles relations !

Ce n’est pas tout, ce n’est pas la seule lumière qui se dégage de ce tourbillon de révélations. Il y a des secrets qu’on n’aurait évidemment jamais bien connus, il y a des procédés de gouvernement qu’on n’aurait jamais soupçonnés s’ils n’avaient été avoués avec une sorte de naïveté, — et ici ce sont encore les hommes eux-mêmes qui font leur propre confession. M. le président de la chambre, M. Charles Floquet, a eu la mauvaise fortune de voir son nom mêlé à toutes ces accusations du moment, à l’occasion du Panama. Il a été mis en cause, non pour son intégrité personnelle, qui n’a pas été contestée, mais pour le rôle qu’il a joué, comme chef de gouvernement il y a quelques années, — et les explications savamment combinées, habilement elliptiques, qu’il a données sont assurément tout ce qu’il y a de plus singulier au monde.