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l’œil perpétuaient la douleur sur son visage. Le tourmenteur d’hommes apparut tourmenté jusque dans la mort.


IV

« L’ère nouvelle,.. la grande époque, » comme disait Wilhelmine, était ouverte enfin. Une heure ne s’était pas écoulée, et déjà le roi Frédéric II donnait à son règne une première épigraphe très claire. Le vieux Léopold de Dessau, le conseiller et l’ami, l’inspirateur de Frédéric-Guillaume Ier, se jeta aux pieds du nouveau roi, dont il embrassa les genoux et, après une longue effusion de larmes, il lui dit qu’il espérait bien que lui et ses fils seraient maintenus dans leurs emplois, et qu’il conserverait l’autorité qu’il avait eue sous le feu roi : « Je tâcherai de vous faire plaisir en tout ce que je pourrai, répondit Frédéric, et je ne toucherai pas à vos emplois ni à ceux de vos fils ; quant à l’autorité dans laquelle vous souhaitez d’être maintenu, je ne sais ce que vous voulez dire ; je suis devenu roi ; mon intention est d’en faire les fonctions et d’être le seul qui ait autorité. »

Pour se soustraire aux importuns et se recueillir, il partit le soir même, alla passer la nuit à Berlin, et, le lendemain, se rendit à Charlottenbourg, dans ce joli château un peu solennel, illustré par le souvenir de sa grand-mère, Sophie-Charlotte, la reine philosophe, et que son père avait délaissé pour la rusticité de Wusterhausen. Tout de suite, dans le cabinet solitaire, commença l’énorme travail de ces journées auxquelles le jeune roi reprochait « d’être trop courtes de vingt-quatre heures. » Toute la matinée, — depuis quatre heures, — était donnée aux affaires de l’État, affaires de toute sorte, très grandes ou très petites. Vers midi, le roi et ses adjudans couraient à Berlin pour y assister à des exercices militaires et à la parade, puis, au galop, ils retournaient à Charlottenbourg. Le dîner réunissait les amis accoutumés, les amis « conversables ; » tous les soirs, il y avait concert, où la flûte royale jouait sa partie. Mais ces délassemens du sérieux laissaient le sérieux dominer : pendant la plus grande partie de la journée, Charlottenbourg, comme autrefois Rheinsberg, avait un air de couvent ; dans la cellule de l’abbé, personne ne pénétrait que par son ordre et pour affaire. Charlottenbourg était plus austère que Rheinsberg : les dames n’y étaient pas admises, pas même la reine, la pauvre reine.

Lorsque Frédéric avait quitté précipitamment Rheinsberg, le 28 mai, il y avait laissé sa femme et la plupart de ses amis, qui attendaient avec anxiété des nouvelles de Potsdam, hésitant à