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espérer, retenus dans la terreur qui empoisonnait la joie de ces amis des muses, et leur faisait souhaiter quelquefois, comme dit Bielefeld, d’avoir le Pégase à leur disposition pour se sauver au besoin. Ils interrogeaient l’horizon, émus dès qu’ils apercevaient un cheval, un mulet ou même un bœuf. Dans la nuit du 31 mai au 1er juin, Bielefeld fut réveillé par le bruit d’une cavalcade qui passait sur le pont de bois. Quelques minutes après, Knobelsdorf entrait dans sa chambre : « Lève-toi, Bielefeld, le roi n’existe plus ! » Mais Bielefeld témoignait quelque doute : « Non ! non ! reprit Knobelsdorl ; il est mort et très mort. Jordan a ordre de faire disséquer et embaumer le cadavre. Tu sais bien qu’une fois entre ses mains, il n’en reviendra plus. » Bielefeld, en sautant à bas du lit, renverse une table où se trouvait de la petite monnaie, et se baisse pour ramasser son argent ; mais Knobelsdorf s’indigne : « Ramasser des sous, tandis qu’il va pleuvoir sur nous des ducats ! » Tous deux se rendirent ensuite dans l’antichambre où la petite cour délibérait sur la façon d’avertir la princesse. Une des demoiselles entra d’abord dans la chambre, ouvrit les volets, et, comme sa maîtresse s’éveillait : » Je demande pardon à Votre Majesté, dit-elle. — Pourquoi m’appelez-vous majesté ? extravaguez-vous ? » Mais la grande-maîtresse, Mme de Katsch, était entrée à son tour : elle fit d’abord prendre à la princesse « une poudre contre la frayeur, » qu’elle tenait toute prête, puis elle la salua comme reine. La reine de Prusse eut vite fait de vêtir un négligé noir et blanc, qui était fort joli, et de passer dans la salle d’audience où elle reçut les hommages de sa cour. Jamais elle n’avait paru si belle. Elle annonça qu’elle partirait pour Berlin à dix heures. L’ambition lui était-elle venue tout à coup de faire grande figure ? Elle dit qu’il lui fallait à chaque station de relais quatre-vingts chevaux. Au déjeuner, qui fut splendide, les cuisiniers s’étaient surpassés : Mme de Katsch se fit donner un grand verre et porta les santés des nouvelles majestés, auxquelles elle souhaita un règne aussi long que fortuné. Et c’étaient des : « Votre Majesté, » dits et prodigués avec joie, entendus avec plaisir dans le charme de leur nouveauté. Aussitôt levée de table, la reine partit avec sa suite pour Berlin « comme un éclair. »

Elle n’y trouva plus son mari, qui, en partant pour Charlottenbourg, lui avait laissé un billet glacial, terminé par ces lignes : « Vous pouvez encore rester ici, votre présence étant encore nécessaire, jusqu’à ce que je vous écrive. Voyez peu ou point de monde. Demain, je réglerai le deuil des dames et je vous l’enverrai. Adieu, j’espère avoir le plaisir de vous revoir en bonne santé. » La jeune reine n’osa point aller à Charlottenbourg, si près