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Tout cela, c’est l’esprit du temps, l’esprit du siècle « éclairé ; » c’est la lumière entrant tout à coup dans la sombre officine de la force prussienne et y éclatant, vive et comme impatiente.

Le caractère même de l’institution royale semble changé. Le feu roi avait gouverné le royaume comme on exploite un domaine ; il était un propriétaire en perpétuelle contestation avec les fermiers, ses sujets, rusant avec eux, comme il croyait que toujours ils rusaient avec lui. Le pays était d’un côté, le roi de l’autre, l’un et l’autre chicanant et luttant à qui ferait ses affaires au mieux. Le surlendemain de l’avènement, Frédéric donna aux ministres assemblés une petite leçon de philosophie politique : « Vous avez mis jusqu’ici de la différence entre les intérêts du maître et ceux de son pays ; vous avez cru faire votre devoir en ne vous appliquant qu’à bien veiller aux premiers, sans songer aux autres. Je ne vous en blâme pas, sachant que le roi défunt avait ses raisons de ne pas le désapprouver, mais j’ai les miennes pour penser autrement là-dessus. Je crois que l’intérêt de mes États est aussi le mien, et que je n’en peux avoir qui soit contraire au leur. C’est pourquoi ne faites plus cette séparation, et soyez avertis une fois pour toutes que je ne crois de mon intérêt que ce qui peut contribuer au soulagement et au bonheur de mes peuples. » Voilà bien le pays et le roi confondus en un être de raison, l’État. Conséquent avec son principe, Frédéric condamne les fantaisies que son père s’était permises, en vertu de ses principes à lui. Un être personnel et passionnel, comme Frédéric-Guillaume, pouvait avoir d’énormes caprices, la passion de la chasse, la passion des fous de cour, la ruineuse manie des recrues géantes ; un être de raison se les devait interdire. C’est pourquoi les cerfs ont été massacrés ; l’ordre que Frédéric-Guillaume avait donné à l’Académie des sciences de prélever sur ses maigres revenus deux cents thalers pour les fous de sa majesté est révoqué ; il n’y aura plus à la cour d’autres fous que ceux qui donneront au roi, comme Keyserlingk, des conseils qu’on ne leur demande pas. Le régiment des géans est licencié, ce régiment que Frédéric-Guillaume aima plus qu’aucun roi de France n’aima jamais une maîtresse, et qui lui coûta presque aussi cher qu’une maîtresse au roi de France.

Cet être de raison, gouverné par la raison froide, est sans piété, sans pitié pour la poésie du passé. Frédéric n’a pas même eu l’idée de se faire couronner à Kœnigsberg, bien entendu ; il ne donne pas dans « la superstition » de l’huile sainte ; il s’est rendu à la ville royale, en plus maigre équipage encore que n’avait fait son père, trois voitures en tout ; dans sa voiture, Algarotti et Keyserlingk lui tenaient compagnie ; il philosophait avec le