Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/377

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

médiocres et passagères qui soient accompagnées du rire. » Ne nous dupons donc jamais nous-mêmes par de fausses imaginations et de faux plaisirs : « L’âme sent une amertume intérieure en s’apercevant qu’ils sont faux. »

En somme, c’est dans l’intime harmonie de la volonté et de l’intelligence que Descartes place, avec la liberté, l’amour, avec l’amour, la vertu, avec la vertu, la béatitude. En lisant ces pages de Descartes, où l’enthousiasme métaphysique prend l’accent même de la passion, on croit entendre résonner d’avance la voix grave de Spinoza, qui, mêlant à ses déductions géométriques une poésie austère, démontre et chante tout ensemble « l’amour intellectuelle de Dieu. »

Si, au lieu d’écrire des livres de longue haleine (et de lecture souvent difficile) sur presque toutes les sciences et sur presque toutes les parties de la philosophie, il avait plu à Descartes de jeter au hasard sur le papier ses réflexions, comme Pascal ; ou si de ses œuvres trop vastes et trop riches, on prenait la peine d’extraire les principales pensées, de les isoler dans leur grandeur, de rendre ainsi chacune d’elles plus saillante et plus suggestive, de la faire mieux retentir aux esprits en l’enveloppant pour ainsi dire de silence, on aurait un livre comparable et peut-être supérieur, non pour le style sans doute, mais pour la profondeur et l’infinité des idées, au monument inachevé de Pascal.

Sur le dernier problème de la morale et de la métaphysique, l’immortalité personnelle, Descartes répond parfois comme Socrate : — « Je confesse que, par la seule raison naturelle, nous pouvons bien faire beaucoup de conjectures à notre avantage et avoir de belles espérances, mais non point aucune assurance. » — De sa doctrine générale, il résulte bien que la pensée est essentiellement distincte de l’étendue et qu’elle est certaine de sa propre existence au moment même où elle pense ; mais, en dehors de ce moment, elle ne peut trouver son soutien et sa garantie que dans l’idée de Dieu. Si, d’ailleurs, en vertu même de « l’immutabilité divine, » il y a permanence de la même quantité de mouvement dans l’univers, il doit y avoir aussi permanence de la pensée et de l’existence intellectuelle. Mais ce qui constitue notre individualité propre est-il nécessairement durable ? Subsisterons-nous non-seulement dans notre vie rationnelle, mais aussi dans notre vie affective, si intimement liée à notre vie sensitive ? — Ce sont des problèmes que Descartes refuse le plus souvent d’aborder : il s’en remet à la foi. Cependant, avec quelques amis, il consent « à passer les bornes de philosopher qu’il s’est prescrites. » Il admet alors « une mémoire intellectuelle, » différente de la sensitive, qui peut survivre après la mort, et il écrit que nous retrouverons « ceux qui nous