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En première ligne : la volonté, tenace, persistante, telle aujourd’hui qu’elle était hier et qu’elle sera demain. Étant donnés l’œuvre à accomplir et les obstacles à vaincre, cette faculté entra la première en jeu, avec son inévitable cortège de qualités et de défauts, de fermeté et de raideur. Les conditions du milieu n’étaient pas pour l’affaiblir, les résultats obtenus n’étaient pas pour la décourager, mais, au contraire, pour l’exagérer, pour en tendre les ressorts, pour mieux adapter l’outil fortement trempé à la rude main de l’ouvrier. L’objectif, simple et restreint au début, n’allait pas au-delà des conditions matérielles de l’existence ; mais, ce premier résultat obtenu, l’horizon s’élargit et, l’ambition grandissant avec l’expérience acquise, avec les moyens d’action accrus, avec la base assurée, l’objectif se précisa. Dans une société démocratiquement constituée, comme l’était celle-ci, forcément absorbée dans des préoccupations d’ordre purement matériel comme l’est toute société naissante, cet objectif ne pouvait être que l’argent.

On avait éliminé le rang et les distinctions sociales, les castes et les privilèges ; la culture intellectuelle n’existait encore qu’à l’état d’exception ; les emplois publics étaient rares, peu rétribués et peu recherchés. Ni par le génie, ni par les armes, on ne pouvait, comme dans les républiques antiques, s’élever ; pour sortir de la foule, pour arriver aux premiers rangs, la fortune était l’unique voie, la conséquence naturelle et matérielle du travail et de la volonté.

On a souvent reproché aux citoyens des États-Unis leur culte du dieu dollar, mais on a trop souvent négligé de montrer que le dollar est, pour eux, surtout un signe représentatif. En regard de leur énergie à conquérir la fortune, énergie telle que chez eux les Juifs n’ont pu prendre pied et ne sauraient prospérer, on n’a pas assez dit l’inépuisable générosité de ce peuple, âpre au gain parce que le gain fut longtemps pour lui l’unique marque du succès, l’unique but auquel son ambition pût prétendre. Nonobstant la prééminence croissante des intérêts matériels en Europe, nous aurions peine à concevoir une organisation sociale où l’argent seul fût souverain. On se plaît à dire que nous en sommes là ; au fond, nous n’en croyons rien, tout en répétant volontiers ce pessimiste axiome. Plus qu’ailleurs, nous tenons, en France, un grand savant, un grand artiste, un grand écrivain en tout autre estime qu’un homme riche, si riche soit-il. Au-dessus de la fortune, nous mettons bien des choses ; en réalité, nous en mettons tant que, dans notre appréciation des autres, l’argent qu’ils possèdent n’est qu’une considération des plus secondaires, et nul n’en a plus conscience