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que ceux-là mêmes dont la fortune est l’unique titre à la considération.

Si aux États-Unis, si en Angleterre, l’argent a paru occuper le premier rang, c’est qu’aux États-Unis il fut longtemps le critérium unique du succès, c’est qu’en Angleterre, où les catégories sociales étaient nettement délimitées, l’argent apparaissait comme le niveleur des barrières, comme l’instrument de ceux qui, partis de rien, aspiraient à être quelque chose. Il n’en est plus de même depuis que les barrières s’abaissent, depuis que, par la mise en œuvre d’autres facultés que la faculté commerciale, l’homme d’énergie et de talent peut s’ouvrir des voies mieux en harmonie avec ses penchans naturels, peut quitter la grande route encombrée par la foule et, par des sentiers différens, atteindre le but.

En retraçant ici même l’histoire des grandes fortunes aux États-Unis et en Angleterre, nous nous sommes efforcé d’indiquer combien rarement la préoccupation dominante d’édifier une colossale fortune a mis en branle les facultés puissantes de ceux qui l’ont conquise. Elle leur est venue par surcroît, par la force même des choses, mais peu, bien peu de ces fondateurs de dynasties financières ont eu pour but l’accumulation de leurs millions. Un problème à résoudre, une invention à mener à terme, une conception économique à faire prévaloir, une industrie nouvelle à créer, une conquête à ajouter au patrimoine commun de l’humanité furent le point de départ et le mobile et l’objectif. En atteignant ce dernier, du même coup ils atteignirent la fortune ; mais, pour la plupart d’entre eux, la fortune ne fut qu’une aide, un outil, un moyen de mettre à l’air leur volonté, de triompher des obstacles ; seule, par elle-même, elle n’eût satisfait aucune de leurs aspirations les plus élevées, et ceux dont l’humanité gardera le souvenir étaient plus fiers de leur œuvre achevée que de leurs millions entassés.

Que ces hautes visées soient l’apanage d’une élite, d’un petit nombre, ce n’est que trop certain. Il n’en est pas moins vrai qu’à considérer la société américaine dans son ensemble, le culte rendu à l’argent n’y est pas aussi exclusif qu’on pourrait le croire, et qu’il importe de tenir compte de ce fait que le rôle qu’il joue provient de ce qu’il attestait seul le succès dont l’importance se mesurait à sa possession, et enfin que nul ne le dépense aussi largement que celui qui l’a su conquérir.

Nous avons montré aussi combien cette conquête était incompatible avec la culture intellectuelle, comment cette culture intellectuelle devint l’objectif des femmes, de même que la fortune était celui de leurs pères et de leurs maris, comment, par ce fait, elles conservèrent l’avance par elles prise sur les hommes et accrurent