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hasard… L’organisme des langues est issu de la faculté et du besoin de parler, universel chez les hommes, et il provient de la nation entière… Le langage n’est pas un produit libre de l’homme considéré isolément, il appartient toujours à la nation entière… C’est par un très grand nombre de langues que les hommes primitifs commencent à exprimer leurs pensées. Au fur et à mesure que les relations se multiplient, certaines langues disparaissent sans laisser de traces, ou passent à l’état de langues mortes, d’autres survivent et ne cessent de gagner du terrain. » Si ces conclusions ne semblent rien avoir de très original, la linguistique n’a pas mis cependant moins d’un demi-siècle à les fonder, et M. Gumplowicz ne les a point inventées, mais empruntées aux maîtres de la science. Ai-je besoin de faire voir comment elles tendent toutes à prouver que le langage est un attribut essentiel de l’homme, je veux dire inséparable, non-seulement de sa nature, mais de sa définition ? qu’entre le cri de l’animal et le langage de l’homme elles mettent ou elles creusent un abîme sur la profondeur duquel on ne jettera jamais aucun pont ? et qu’en faisant ainsi de l’existence du règne humain la condition du langage, elles la prouvent, — puisque nous parlons.

On en peut dire autant des conclusions de la science des religions. Si quelques anthropologistes ont jadis essayé de découvrir dans quelque forêt du centre de l’Afrique ou dans quelque île perdue de l’Océanie, des peuplades athées, on convient aujourd’hui, comme d’une vérité d’observation scientifique, indiscutable et prouvée, de « l’universalité des phénomènes religieux. » Il ne semble pas, d’autre part, qu’en dépit des efforts qu’on a faits pour signaler dans l’animalité « des facteurs mythogéniques, » il y ait rien de commun, ni de vaguement analogue, entre l’espèce de vénération que l’on prête au chien pour son maître et la terreur sacrée que ses idoles inspirent au Polynésien. Mais ce qu’au contraire tant de recherches, si patiemment poursuivies depuis tantôt un siècle, dans toutes les directions, pour ainsi dire, — et quelle qu’en fût l’intention première, — paraissent avoir établi solidement, c’est l’existence d’un sentiment religieux, et c’en est la liaison plus qu’étroite, si c’en est la connexité nécessaire, avec deux sentimens qui n’appartiennent qu’à l’homme : celui du peu d’étendue qu’il remplit dans l’espace et celui du peu de place qu’il occupe dans le temps. J’insisterais si M. Gumplowicz avait lui-même insisté davantage. Et qui ne jugera qu’en vérité le sujet en valait la peine ? Car le sentiment religieux offre ceci d’unique peut-être, et en tout cas de très particulier, que plus haut on essaie de remonter dans l’histoire de l’humanité, plus large, et surtout plus