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de leur formation, ne laisse pas d’être déjà singulièrement réduite. Mais une autre objection se présente, ou deux même, pour ne rien dire de la troisième, l’anatomique ou la physiologique, qu’il ne nous appartient ni de discuter, ni de soulever seulement. En quoi donc, premièrement, la notion de race, telle que la définit M. Gumplowicz, diffère-t-elle essentiellement de celle de peuple ou de nation, par exemple ? Et, secondement, les considérations d’ordre moral qu’il semble que l’on puisse faire valoir contre le polygénisme ne sont-elles pas peut-être beaucoup plus fortes qu’on ne le croit ! M. Gumplowicz nous l’a dit lui-même, et nous le répétons volontiers avec lui : « La race est une unité qui s’est constituée au cours de l’histoire, dans le développement social et par lui. » Point de communauté de sang, point de physiologie là-dedans, mais des faits historiques et sociaux, et rien de moins, ni rien de plus. La race française est une création de l’histoire de France ; elle est la suite, elle est le résultat, — et pourquoi craindrions-nous d’employer le vrai mot ? — sa formation est la récompense de douze ou quinze siècles d’efforts communs vers l’unité. Il n’y aurait pas de race française si quelques-uns ne l’avaient pas voulu, j’entends si quelques-uns n’avaient pas conçu l’unité comme chose désirable en soi. Il n’y en aurait pas non plus si quelques autres n’avaient consenti de sacrifier une part d’eux-mêmes à la réalisation de cette même unité. Mettons que ceux-ci, les petits et les humbles, Jeanne d’Arc les représente ou les symbolise ; et les grands et les puissans, incarnons-les en Charles V, par exemple, ou Louis XI. Mais alors, dans une question purement historique, dont il ne faut pour réussir à démêler les élémens que du temps, que de la patience, — avec un peu de bonheur et de talent ou d’art aussi, — quelle utilité d’introduire la notion de race, que personne jamais ne dépouillera de toute signification physiologique, et à la faveur de laquelle on fera rentrer dans l’histoire tout ce que l’on en voulait éliminer d’obscur ? À moins que, sans le dire, on n’ait quelque intention de fonder, sur le fait de leur diversité d’origine, la doctrine de l’inégalité des races humaines, et je crains, en vérité, qu’il n’y ait un peu de cela dans le livre de M. Gumplowicz ; — ou que quelqu’un ne l’y découvre.

Car le grand nom d’Agassiz, qui rassure ici M. Gumplowicz, m’inquiéterait plutôt, et, des opinions de ce naturaliste illustre, il me semble me rappeler quel parti les esclavagistes ont autrefois tiré. N’insistons pas. Mais soyons sûrs que, de la théorie de la multiplicité des centres de création à celle de l’inégalité des races humaines, il n’y a, comme on dit, que deux doigts de distance. Franchissons l’intervalle : nous arriverons plus vite encore à proclamer