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â86 REVUE DES DEUX MONDES.

si frais, si reposé. II n’avait plus personne à surveiller ; sa femme, en l’abandonnant, l’avait délivré de soucis, de soins, d’inquiétudes continuelles et d’un rongement d’esprit, qui à la longue, comme il le disait, aurait fini peut-être par altérer sa santé. Quoiqu’il vînt d’entrer dans sa soixante-troisième année, il me parut rajeuni. Il me vanta lui-même les agrémens de sa nouvelle situation et les rares qualités de sa fille. Il me dit qu’elle était une incomparable maîtresse de maison, qu’elle avait la main à la lois ferme et douce, qu’elle pensait à tout et trouvait du temps pour tout, qu’il s’était déchargé sur elle de toute sa comptabilité de ménage, que depuis « son heureux accident, » comme il l’appelait, il était servi au doigt et à l’œil, qu’il n’avait plus besoin de gronder, et il en prit occasion pour se féliciter de la salutaire influence qu’un précepteur d’élite avait exercée sur ses filles. Je lui répondis qu’il me faisait trop d’honneur.

— Permettez, me dit-il, vous avez réussi à régler, à affermir, à perfectionner ces raisons de femmes, et c’est la raison des femmes qui fait le bonheur des familles, et voilà pourquoi à Beauregard comme à Mon-Désir tout marche à merveille.

Quand il nous eut quittés après le déjeuner pour aller à ses affaires, Sidonie me demanda si je la trouvais changée.

— Que vous dirai-je ? lui repartis-je. Je crois découvrir en vous une nuance de majesté de plus. On reconnaît tout de suite, en vous voyant, une personne appelée à conduire un gros ménage et constituée en dignité.

Mon compliment lui fut agréable, il ne lui déplaisait point d’être majestueuse.

— Je crois qu’en effet, me dit- elle, je m’acquitte avec quelque succès de mes nouvelles fonctions, et je crois aussi que ce genre d’activité me convient tout à fait, que c’est une hygiène dont je me trouve bien. J’avais un goût trop prononcé pour les théories et trop de mépris pour certains détails ; j’ai été obligée malgré moi de devenir très pratique. Notre premier devoir est de réagir contre nous mêmes. Il faut tour à tour satisfaire ses goûts et les combattre. Quand j’ai réagi, je me sens mieux portante et plus heureuse.

Elle s’étendit sur ce sujet, sans s’apercevoir que, tout en médisant des théories, elle se donnait le plaisir d’en faire une, et qu’au surplus, elle ne se mortifiait point en administrant son petit royaume, qu’elle avait l’instinct, le génie du commandement, et que, si sa maison était bien tenue, c’est qu’on fait bien ce qu’on fait avec joie. Mais il lui plaisait de croire que ses nouvelles vertus lui coûtaient beaucoup, et je la laissai dire. Qu’elle eût