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44 REVUE DES DEUX MONDES.

elle se croirait tenue de les réparer... Si j’en ai trop dit, je compte sur vous pour venir à mon aide. Vos conseils sont les seuls qu’elle écoute, et vous pouvez en cette circonstance nous rendre de précieux services. M. Monfrin viendra dîner ici dans quelques jours ; tâchez d’obtenir qu’elle lui fasse bon visage. C’est de tous les partis qui pourraient se présenter celui qui m’agrée le plus. M. Brogues, à cet égard, partage mon sentiment ; il est convaincu, comme moi, que nul homme n’est plus capable défaire le bonheur de notre fille... N’est-ce pas aussi votre avis ? 11 m’a paru que vous aviez quelque sympathie pour lui.

— Je lui sais gré, madame, répondis-je en grand diplomate, de ressembler fort peu au jeune homme que vous avez qualifié fort justement d’insupportable fat.

Elle me jeta un regard très étrange, accompagné d’une exclamation sourde, dont il me fut impossible de deviner le sens. Je n’eus pas le temps de m’en éclaircir ; la première cloche du dîner sonna, elle monta aussitôt dans son appartement, où l’attendait sa femme de chambre.

Le soir même, je fis part à Monique de ce petit entretien, sans lui dire un mot toutefois de M. Monfrin. Elle m’avait juré de me croire, elle me crut. Je me trouvais, moi aussi, dans d’excellentes dispositions d’esprit, et je voyais l’avenir en rose. Nous avions fait notre paix, elle et moi ; je n’étais plus en quarantaine, elle m’avait rendu toute sa confiance, et pendant deux minutes, elle avait tenu mes deux mains dans les siennes. M. Monfrin et ses poursuites opiniâtres m’inquiétaient peu. Elle m’avait si souvent parlé de ses sentimens pour ce galant homme que j’étais certain de n’avoir rien à craindre de lui. Je savais du reste que M. Brogues, si désireux qu’il fût d’avoir pour gendre le fils de son ancien ami, n’aurait garde de violenter le cœur de sa fille, et que, au surplus, M lle Monique Brogues n’était pas une de ces personnes qui se laissent contraindre.

— L’un est à jamais parti, me disais-je en arpentant ma chambre à grands pas, et elle n’épousera jamais l’autre.

Cette nuit-là, le chien du jardinier, pour la première fois depuis longtemps, dormit huit heures de suite d’un sommeil paisible et profond, et se réveilla sans avoir vu le diable dans ses rêves.

Victor Cherbuliez.

{La troisième -partie au prochain n°.)