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506 REVUE DES DEUX MONDES.

trop bien. J’ai toujours pensé que, comme certaine héroïne de notre Shakspeare, elle était née au moment où une étoile dansait dans le ciel... Mais pourquoi Sidonie n’est-elle pas venue ?

— Elle a tenu compagnie à son père.

— Et pourquoi son père n’est-il pas venu ?

— Il se trouve fort bien chez lui.

— S’il est bon d’aimer sa maison, il est bon aussi d’aller quelquefois dans la maison des autres ; on fait des comparaisons qui sont souvent utiles et plus souvent encore amusantes. Je suis sûre que Sidonie n’aurait pas demandé mieux que de venir. M. Brogues est donc un égoïste ?

— Il ne passe point pour tel.

— J’y pense, s’il n’aime pas le monde, c’est qu’il craint peut-être qu’on ne lui parle de sa femme... Croyez-vous que M me Brogues sortira prochainement du couvent où elle fait une si longue retraite ?

— Vous me supposez plus savant que je ne le suis.

— Vous étiez là quand elle est partie, vous devez savoir beaucoup de choses que vous ne dites pas.

— Je vous jure, madame...

— Ne jurez pas, ce n’est pas convenable. Et elle ajouta d’un ton goguenard :

— Le fait est que je voudrais bien savoir dans quel pays il se trouve, ce couvent. Ne croyez- vous pas, monsieur Tristan, qu’il ne ressemble à aucun autre, que c’est un couvent où l’on s’amuse, un couvent où il se passe beaucoup de choses peu conformes aux convenances britanniques ?

Il me tardait qu’elle quittât ce sujet délicat. Heureusement le cotillon venait de finir. M. de Morane, étant monté sur une banquette et ayant prié l’honorable assemblée de vouloir bien lui accorder un instant d’attention, nous annonça qu’une très habile et très célèbre chiromancienne était arrivée à Aï depuis quelques heures, qu’elle devinait par l’inspection des mains et les mystères de l’avenir et les secrets des âmes, mais que cette incomparable diseuse de bonne aventure ne la disait qu’aux femmes, parce qu’à l’entendre, si incrédules qu’elles soient, elles sont toujours un peu croyantes, et que les sceptiques renforcés troublaient sa clairvoyance. Elle venait de se présenter au château ; fallait-il la faire entrer ?

Cette proposition ayant été accueillie avec enthousiasme, il alla chercher sa bohémienne, et on vit bientôt entrer une petite vieille de méchante apparence, au dos voûté, vêtue d’une mante brune à manches, boutonnée par devant et qui l’enveloppait des pieds à la tête. Par sa tournure, par ses cheveux grisonnans et ébouriffés, par sa démarche hésitante, par ses mouvemens sacca-