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512 REVDE DES DEUX MONDES.

gent pas les hommes, il s’est donné, d’entrée de jeu, la satisfaction de vous mystifier.

— Ai-je bien joué mon rôle ? lui demanda son beau-frère.

— Ce qui me paraît certain, c’est que tu as profité de l’occasion pour te faire d’un seul coup une dizaine d’ennemies intimes.

— Tant mieux. Il me faudra deux semaines, mettons un mois, pour obtenir mon pardon. Gela m’occupera.

— Ainsi soit-il ! s’écria le comte. Mesdames et messieurs, allons souper.

J’espérais que M me Isabelle allait demander sa voiture. Je ne la connaissais pas encore. Quoiqu’elle prétendît s’ennuyer beaucoup au bal, elle restait toujours jusqu’à la fin. En réalité, elle s’y amusait infiniment, et le lendemain elle s’amusait encore, en médisant de son plaisir. Avec le mépris des lois étrangères, ce genre d’ironie constituait le fond de son humeur. Mais dans ce cas particulier, elle avait une autre raison de ne point hâter son départ ; elle se flattait sans doute que sa bru souperait côte à côte avec M. de Triguères. Son attente fut trompée. Ce lut au bras de son mari que Monique entra dans la salle à manger. S’étant emparée d’une petite table ronde placée dans l’embrasure d’une fenêtre, elle me fit signe, et nous soupâmes ensemble tous les trois, sans que le vicomte fît mine de s’approcher ou même de s’occuper de nous.

Quand nous partîmes, les laboureurs étaient déjà dans leurs champs, les vignerons dans leurs vignes, et il me sembla que le soleil nous regardait d’un air narquois. Use moque des gens qu’il voit à son lever sortir d’une fête et qui, ne sachant pas se reposer, ont fait de la nuit le jour. À la vérité, nous étions tous plus soucieux que las, et, chacun gardant pour soi ses pensées, personne ne parlait. Toutefois, comme nous arrivions à Épernay, M me Isabelle rompit tout à coup le silence.

— Est il permis de vous demander, ma chère, ce qu’a bien pu vous dire M. de Triguères durant votre long entretien ?

— Des niaiseries, madame.

— Oh ! le vicomte n’a jamais passé pour un niais.

— Il n’a pas eu besoin de déployer beaucoup d’esprit pour lire dans ma main que j’avais un détestable caractère et que vous me donniez d’excellentes leçons, dont je ferais bien de profiter.

— Mais encore ?

— Ah ! de grâce, ayez pitié de ma fatigue ! Je m’endors en vous répondant.

M me Isabelle se tourna vers moi.

— Ne pensez-vous pas, monsieur Tristan, qu’elle aie regard bien vif pour une femme endormie ?