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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 519

déclinai leur proposition, je répondis que je m’en retournerais seul à pied. J’étais convaincu que Monique n’attendait que leur départ pour avoir une explication violente avec sa belle-mère, et je tenais à rester, dans la vaine espérance que mon intervention pourrait être utile, que je réussirais à amortir le choc.

À peine furent-ils sortis, elle quitta le coin du salon où elle s’était reléguée, et du premier bond, elle vint se camper sur un pouf en face de M me Isabelle, qui, mollement étendue dans sa chaise longue, tenait sur ses genoux un bel angora endormi, seul être vivant qu’elle traitât toujours avec égards. Je vois encore ce chat d’une éclatante blancheur, cette chaise d’un rouge cramoisi, et cette grande femme aux yeux immobiles, qui aimait les batailles parce qu’elle éprouvait plus de plaisir à donner des coups que de chagrin à en recevoir. Je vois aussi les yeux étincelans de Monique, ses cheveux en désordre, la pâleur inaccoutumée de son teint et la façon dont elle se balançait sur son pouf, semblable à un jeune tigre, dont le corps est si souple que ses colères ont de la grâce et l’apparence d’un jeu.

Deux minutes se passèrent, et l’orage creva.

— Madame, dit-elle d’une voix vibrante, vous aimez à me faire des questions. Me permettez-vous aujourd’hui de vous en adresser une à mon tour ?

— Très volontiers, ma chère. Je pense que toutes les relations humaines, quelles qu’elles soient, doivent reposer sur un système de parfaite réciprocité. Questionnez-moi, je répondrai.

— Tantôt, à Saint-Martin, quand M. de Triguères a paru à l’extrémité d’une allée, pourquoi vous êtes-vous écriée : « Eh ! vous le savez bien, ma chère, c’est lui î »

M me Isabelle ne fut point surprise de cette question ; elle s’y attendait. J’essayai vainement de m’interposer, de représenter à Monique qu’elle attachait trop d’importance à un propos qui n’en avait point, à une parole malheureuse, mais prononcée sans intention blessante. Elle m’imposa silence par un geste impérieux.

— Monsieur Tristan, me dit-elle, je connais ma belle-mère mieux que vous. Je sais qu’elle ne dit jamais rien sans intention, et que, quand c’est à moi qu’elle s’adresse, ses intentions sont toujours blessantes.

Puis, faisant face à l’ennemi :

— Madame, j’attends votre réponse.

— Ma chère, j’ai dit : « C’est lui ! » parce que je croyais qu’en ce moment vous pensiez à M. de Triguères.

— Vous êtes donc convaincue que j’y pense très souvent ?

— Je m’imagine qu’il vous intéresse un peu. On m’avait conté autrefois certaines histoires, et je les avais oubliées ; mais depuis