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520 REVUE DES DEUX MONDES.

quelques jours elles me sont revenues à l’esprit. Si le beau Ludovic ne vous intéressait pas un peu, l’autre soir, à Aï, seriez-vous restée si longtemps dans le petit salon ?

— A merveille. Mais vous n’avez pas dit seulement : « C’est lui ! » Vous avez dit aussi : « Vous le savez bien. » Vous pensiez donc qu’en venant à Saint-Martin, M. de Triguères, averti par moi, était sûr de m’y trouver ?

— Oh ! dit-elle, en caressant son angora sous le cou, si j’ai dit : « Vous le savez bien, » j’ai eu tort, car je ne savais pas que vous le saviez, je le croyais seulement, et quand on ne fait que croire, on n’a pas le droit de dire : « Je sais. » Excusez-moi, ma chère, en ceci j’ai eu tort.

— Me ferez-vous, madame, l’honneur de m’apprendre où et quand j’ai pu avertir M. de Triguères que j’irais aujourd’hui à Saint-Martin ?

— Eh ! répliqua-t-elle avec le plus grand sang-froid, il y a des maisons tierces où l’on se rencontre.

Dans ses escarmouches avec sa belle-mère, Monique n’avait d’autre arme que sa gaîté, qui lui avait valu plus d’une victoire. Mais quand elle se fâchait, elle était perdue. Plus sa figure et sa voix devenaient tragiques, plus M me Isabelle demeurait maîtresse d’elle-même, et le flegme britannique triomphait des nerfs français.

— Oh ! madame, que vous êtes candide ! répondit-elle sur un ton d’ironie amère. Vous vous figurez donc que j’ai besoin de fréquenter des maisons tierces pour rencontrer M. de Triguères ! Je n’aime à le voir que tête à tête, et les murs de votre parc ne sont pas infranchissables. Peut-être en ce moment est-il ici près, caché dans un bosquet, où j’irai le rejoindre tout à l’heure.

— Cette fois, ma chère, vous exagérez. Il y a des choses que vous êtes incapable de faire, et je suis sûre que ce vicomte n’a jamais franchi les murs de mon parc, que je n’ai pas besoin de les hausser.

— Défiez-vous, défiez -vous, madame ; je suis capable de tout.

— Non, dit-elle en s’appliquant à rendormir son angora, dont cette discussion avait troublé l’auguste repos. Non, c’est une calomnie, et vous exagérez toujours. Mais enfin, quand on a le malheur. ..

— Achevez, je vous prie ; de grâce, expliquez-vous !

— Oh ! j’ai un mot au bout de la langue, et je meurs d’envie de le dire ; mais je crois fortement que je me repentirai de l’avoir dit, oui, je me repentirai.

— Parlez, parlez ; il faut couler à fond cette affaire.

— Eh bien, ne vous fâchez pas, je voulais dire seulement qu’une jeune femme... Oh !je ne vous en fais pas un crime ; ce n’est pas votre