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Dieu et dans une grande indépendance de Dieu. Car, revenant à la question de la parole humaine, après avoir reconnu que la parole est d’invention céleste, on le voit s’efforcer de prouver que cette origine ne constitue pas pour l’homme un asservissement indéfini au verbe éternel, que l’homme, après avoir bien longtemps pensé en Dieu, s’est « émancipé des liens de la parole, » a fini par penser personnellement, à ses risques et périls, s’est affranchi de la pensée traditionnelle, et que cela constitue une nouvelle période dans l’histoire de l’humanité. Cela est encore bien confus dans le livre de 1818, mais est à noter, parce que c’est le point de départ d’une pensée dernière par où Ballanche s’écartera décidément des « réacteurs » purs et simples de 1815, et se placera à distance à peu près égale des conservateurs et des novateurs, dans une sorte de tiers-parti où il fut longtemps à peu près seul, mais qui eut dans la suite ses destinées.

Ce qui fait songer à Vico dans ce livre un peu disparate, mais attachant, c’est un essai d’histoire générale de l’humanité par grandes lignes et grandes périodes. Déjà Ballanche songe à organiser l’histoire, ce qui sera, sous l’influence de Vico et de Herder, la grande œuvre, cent fois essayée et reprise, de notre audacieux XIXe siècle. Déjà il aime à considérer les sociétés comme des personnes qui ont une régulière évolution proportionnée à leurs forces premières. « L’esprit humain est toujours en marche. Les sociétés naissent, vivent et meurent comme les individus. » Déjà, ce qui est plus significatif, étant tout à fait, sinon de l’école, du moins dans l’esprit de Vico, il s’inquiète des premières traditions de l’humanité, conservées, nonobstant les altérations, dans les œuvres des poètes. « Je cite plus volontiers les poètes que les politiques, parce que je regarde les poètes comme les véritables annalistes du genre humain. » Enfin il essaie de tracer, comme il la comprend pour le moment, la marche générale de l’humanité à travers les âges. Trois carrières : l’antiquité, le moyen âge, les temps modernes ; et ce sont trois émancipations successives. Au commencement, l’homme était bien ce que de Bonald croit qu’il est toujours, la chose de Dieu. La créature ne s’était détachée ni pour son bien ni pour son mal de son créateur. Cependant il avait en lui, à la condition encore que Dieu voulût l’aider en cela, de quoi conquérir une liberté relative de pensée, de parole et d’acte. La liberté n’est pas primitive en l’homme ; il n’a que la force secrète de la conquérir ; mais il la conquiert. Une première émancipation, permise par Dieu, a eu lieu dans les temps antiques. Les temps antiques ont été la période de l’imagination. L’homme a émancipé alors sa faculté d’imaginer. Il a peuplé le monde de