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germes des idées maîtresses de Ballanche qui doivent se développer plus tard. Ce qui est de Bonald, c’est tout ce qui concerne l’origine de la parole humaine, objet, comme l’on sait, de discussions interminables à cette époque. Comme Bonald, mais sans rattacher cette idée à toute une théorie de la radicale impuissance de l’homme, Ballanche croit que la parole humaine est d’origine et de création divines, qu’elle est une communication du verbe, et une participation, humble et mesurée, au verbe ; que nous pensons en Dieu et ce que Dieu a voulu que nous pensions, avec une certaine liberté relative d’association et de combinaison ; que nous concevons des idées qui ont été déposées en nous par le langage, qu’en un mot nous sommes non les créateurs, mais les mères de nos idées. Ce qui est de Bonald encore, c’est un effort très grand et continu pour éloigner le plus possible l’homme des animaux. On sait assez que c’avait été un penchant plus ou moins avoué et plus ou moins satisfait chez la plupart des philosophes du XVIIIe siècle, de faire plus courte, qu’on ne voulait précédemment la voir, la distance entre l’homme et la bête. Buffon seul, avec le plus grand soin, et la plus vive insistance, nullement chrétien, mais très décidément spiritualiste en cela, avait creusé à nouveau le fossé jusqu’à en faire un abîme, et replacé l’homme sur un piédestal, que, non sans emphase, il fait admirer, et qu’il ne semble jamais trouver assez haut. Vico, là-bas, dans sa solitude, avait, par une suite naturelle de ses idées générales, dit quelques mots dans le même sens que Buffon. Bonald chargeait dans la même direction avec la rectitude violente, la fougue, la « suite enragée » et l’absolue ignorance des nuances et des détours qu’on lui connaît. Ballanche insiste encore, et accumule les différences essentielles qu’il faut qu’on reconnaisse entre les animaux et les hommes. C’est, pêle-mêle, le fer qu’il a trouvé, le feu qu’il a inventé, et l’amour, et la pudeur, et l’esthétique, et le pouvoir qu’il a de changer certaines choses dans l’état de la planète (déboisement, reboisement, humidité, aridité, — idées de Buffon) et le patriotisme, et surtout la religion. On peut dire qu’en toute cette partie de son œuvre Ballanche côtoie de Bonald, et se tient à une certaine distance de lui, sans savoir au juste s’il le surveille comme un auxiliaire ou comme un adversaire. Bonald a une idée, qui est d’éloigner l’homme des animaux pour le rapprocher de Dieu, et, une fois là, pour le confondre en Dieu comme l’esclave en son maître, la chose en son possesseur, l’instrument en son agent éternel : il ne l’élève que pour l’abaisser, ou plutôt pour l’annuler d’un seul coup. Ballanche éloigne l’homme des animaux, avec un secret dessein, ce me semble, de le laisser ensuite à une très grande distance de