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l’on sait s’il avait la fierté du renom britannique. Si Marx-Mordechaï, comme tant de socialistes de toute race, s’est fait l’apôtre du cosmopolitisme, Ferdinand Lassalle était un patriote allemand, fauteur zélé de l’unité allemande, tout prêt, pour elle, à lier partie avec la Prusse et avec Bismarck. Voici l’Italie où les exemples abondent. Parce que les ancêtres de Daniel Manin sortaient des ruelles étroites du ghetto nuovo ou du ghetto vecchio, Venise affranchie n’en a pas moins acquitté une dette d’honneur en ensevelissant Manin sous les arcades byzantines du narthex de San-Marco. Je vais souvent en Italie, je n’ai jamais rencontré d’Italien plus jaloux de la grandeur de la péninsule que M. Luzzatti, l’ancien ministre des finances ; comme Français, j’aurais même un reproche à lui faire : celui de n’être pas exempt des préventions italiennes en politique étrangère. À quoi sert d’être Juif, si cela ne vous préserve point des préjugés nationaux ? Eh bien non, je m’en suis aperçu plus d’une fois, et en Italie, et en Allemagne, et en France même, le judaïsme n’est pas toujours un vaccin contre le chauvinisme.

Qu’on me permette ici un souvenir déjà lointain. J’ai dit, si je ne me trompe, que j’avais passé à Dresde, en 1867, plusieurs mois dans une famille israélite. Il y avait là un jeune homme de dix-huit ans, de pure race juive, qui lisait, à livre ouvert, la Genèse en hébreu. C’était, tout comme Lassalle, un ardent unitaire allemand, mais en même temps un loyal sujet saxon. Il invoquait la restauration de l’empire germanique, mais pour kaiser, il eût voulu le roi de Saxe. « Si la France ose se mettre en travers de notre unité, me répétait-il, malheur à vous ! nous irons à Paris ; nous vous reprendrons l’Alsace et la Lorraine. » Il ne savait pas, hélas ! dire si vrai. Trois ans plus tard, il a dû venir en France, avec des milliers de ses coreligionnaires qui chantaient, à l’unisson de leurs camarades chrétiens, la Wacht am Rhein[1]. Ce descendant de Jacob, aux cheveux bruns et aux yeux noirs, l’on eût pu le donner pour type de la jeunesse allemande. Il était tout imbu de l’esprit germanique ; il avait le dédain du Slave et du Welche ; il professait la naïve philosophie de l’histoire de certains docteurs d’outre-Rhin. À l’entendre, rien de grand, dans le monde, ne s’était fait que par les Germains ; les nations modernes valaient à proportion de la dose de sang teutonique injecté dans leurs veines. Il semblait oublier que lui-même n’avait peut-être pas, dans tous ses membres, une goutte du sang de Hermann. Il parut décontenancé le jour où je me permis de lui en faire la remarque. Les Israélites que je

  1. A Berlin seul, on calculait, vers 1885, qu’il y avait 2,000 anciens soldats juifs ayant fait la campagne de France.